Face aux eunuques, les Anglais paniquent
Les hijras, des eunuques pratiquant des spectacles rituels lors de mariages ou de naissances, ont inquiété les autorités britanniques. Au point qu’elles tentèrent de les faire disparaître.
En 1865, le commissaire britannique d’agra mène une enquête sur la population de son district et révèle l’existence de 586 eunuques, connus sous le nom d’hijras. « Le nombre de ces individus excède de beaucoup ce que j’avais anticipé, écrit-il, et cela montre la nécessité urgente d’adopter des mesures strictes pour mettre fin à la source de subsistance de ces malheureux. » Il n’est pas le seul alarmé par la présence d’eunuques : à la fin du xixe siècle, un effort colossal est mis en place par les autorités coloniales des provinces du nord-ouest de l’inde pour contrer la « menace ». On craint en effet que la « perversion » de cette poignée d’individus émasculés ne se propage dans la population indienne de la région, pourtant estimée à plus de 31 millions d’habitants par les registres officiels. Aucune mesure n’est néanmoins prise dans les autres divisions gouvernementales du Raj* britannique.
La plupart des hijras sont nées avec un sexe masculin et ont subi, volontairement, une émasculation, souvent à l’âge adulte, lors d’un rituel de dévotion dédiée à la déesse Bahuchara Mata. Selon certains mythes hindous*, l’absence d’organes génitaux leur confère paradoxalement un pouvoir de fertilité. Les hijras s’identifient notamment au dieu Shiva qui, selon la mythologie hindoue, s’est émasculé et a ainsi offert à la terre une fertilité universelle en échange de la sienne. Le principe selon lequel l’impuissance peut être convertie en pouvoir reproducteur à travers l’ascétisme est essentiel : il permet aux hijras de justifier leur rôle dans la société indienne. Ces dernières, qui portent des habits féminins, interprètent des danses et des chants rituels à des mariages ou lors de la naissance d’un enfant. Elles reçoivent des dons en échange de leur prestation et de leur bénédiction. Le refus de les payer expose la famille à la malédiction. Pour ce faire, les hijras soulèvent leur sari car la vue de leur sexe mutilé engendre, selon une croyance, l’impuissance des hommes qui y sont exposés.
Pendant longtemps les hijras et leurs pratiques semblent avoir été considérées plus comme une curiosité qu’un désagrément par les voyageurs européens et les colonisateurs. Mais, au milieu du
xixe siècle, l’attitude britannique change brutalement : les hijras deviennent une source d’inquiétude majeure pour les autorités coloniales, qui essaient, en vain, de mettre fin à leur existence. En 1865, un rapport de la Cour suprême au secrétaire du gouvernement colonial recommande de « pénaliser les eunuques ou hijras qui se montrent publiquement en vêtements féminins et qui dansent contre rémunération comme à leur habitude, dans l’espoir que si cette source de revenu est supprimée, cette classe connaîtra un coup sévère et disparaîtra graduellement » .
Une apparence subversive
En 1871, le gouvernement général des Indes établit pour les provinces du nord-ouest de l’inde le Criminal Tribes Act, une typologie qui répertorie les individus potentiellement hors la loi. Les hijras en font partie, car on présuppose que leur communauté repose sur la castration forcée de jeunes garçons kidnappés. On les accuse aussi de se livrer au crime de sodomie (en dépit de leur absence de pénis). La singularité de leurs organes génitaux (qui ne sont a priori pas visibles) n’explique pas à elle seule les suspicions des autorités ; la gêne vient aussi de leurs attributs féminins. Si les lois coloniales n’ont jamais pénalisé le travestissement, les autorités britanniques donnent volontiers une dimension érotique au vêtement féminin et vont jusqu’à juger également « suspects » les « hommes non castrés qui ont les cheveux longs » .
A la fin du xixe siècle, alors que la médecine moderne commence à définir les frontières de la norme en matière de comportements sexuels, un lien entre travestissement et déviance sexuelle est progressivement établi. Le non-respect des attributs de genre devient un signe de perversion morale. A une époque où les colonisés sont perçus comme plus proches du stade de sauvagerie, et par conséquent guidés par des instincts sexuels élémentaires, leur membre mutilé et l’apparence subversive des hijras sont compris comme le reflet d’une sexualité immodérée et menaçante.
En outre, les aumônes reçues par les hijras en échange de leurs rituels de bénédiction sont associées par les autorités britanniques à de la mendicité. De plus, comme le note le commissaire d’allahabad, « les pratiques des eunuques les amènent à voyager partout dans le pays » . Or cette mobilité vient compliquer leur recensement et leur permet aussi d’agir librement dans un district où elles ne sont pas enregistrées. Cette incapacité à les surveiller renforce les craintes du pouvoir, pour lequel le nomadisme marque un refus de travailler, voire une forme de criminalité. Les autorités coloniales n’ignorent pourtant pas la dimension religieuse des pratiques hijras, mais leurs occupations sont perçues comme improductives, au même titre que la prostitution. D’ailleurs, les hijras sont décrites comme « aussi faibles et efféminées que des femmes, si ce n’est plus, et physiquement inaptes à un travail difficile » .
La criminalisation des hijras jusqu’en 1911 répond à un désir de purifier l’espace colonisé, afin d’y construire un État moderne, peuplé de sujets sains et productifs. A la fin du xixe siècle, il n’est plus question de conquérir, mais plutôt d’administrer et de contrôler les territoires colonisés. Les hijras n’ont pas leur place dans cette nouvelle organisation de l’empire. Mais les mesures prises à leur encontre, à défaut d’être efficaces, n’ont produit qu’un excès de bureaucratie. Le projet d’extermination passive des hijras ne fut en rien une politique cohérente de régulation sociale. Les hijras ont d’ailleurs survécu jusqu’à nos jours. Il reste que les lois coloniales ont indéniablement contribué à marginaliser la communauté, qui continue de subir des discriminations dans l’inde du xxie siècle. n