L’art de gouverner chez les Moghols
Au xvie siècle, l’inde passe sous la domination d’une dynastie venue d’asie centrale : les Moghols. L’empire ne fut pas l’âge d’or d’harmonie interconfessionnelle parfois dépeint. Mais il offre un exemple rare d’un État musulman dans lequel l’islam était
Dès le viiie siècle, une dynastie musulmane s’installe en Inde. Au xvie siècle, Babur ( 1526- 1530), un TurcoMongol qui comptait parmi ses ancêtres Gengis Khan et Tamerlan mit la main sur le sultanat de Delhi (cf. p. 26) et établit le premier empire musulman qui ait durablement implanté son pouvoir sur la majeure partie du sous-continent indien. Au terme de son expansion à la fin du xviie siècle, l’empire moghol couvrait un territoire de plus de 3 millions de km2, de l’actuel Afghanistan au sud du plateau central du Deccan, et comptait environ 120 millions d’habitants (cf. carte, p. 29).
Cette conquête n’entraîna pas pour autant une islamisation massive de l’inde : la grande majorité de la population du royaume continua de professer une religion différente (l’hindouisme* principalement) de celle de ses dirigeants musulmans. A partir du début du xviie siècle, la dynastie se métissa. Les mères des empereurs, non converties à l’islam, étaient issues de l’élite guerrière des Rajputs* hindous, dont les membres peuplaient également, à côté de musulmans d’inde, d’iran et d’asie centrale, les rangs de l’armée et de l’administration impériale. Au début du xviiie siècle, près d’un tiers des dignitaires moghols étaient ainsi des hindous.
Ces quelques indicateurs suffisent à démonter le mythe, soigneusement entretenu par les historiens nationalistes hindous, suivant lequel la dynastie fondée par Babur aurait été une machine à discriminer et à persécuter les
non-musulmans. Mais peut-on pour autant voir dans l’empire moghol – comme l’ont fait Jawaharlal Nehru et Amartya Sen chacun en leur temps – l’inventeur du sécularisme inscrit dans la Constitution de l’union indienne ou, dans les siècles de sa domination, un âge d’or d’harmonie interconfessionnelle ? Ce serait là ignorer les épisodes de violence (destruction de temples, emprisonnement, voire exécution, de dirigeants religieux non musulmans) qui ont jalonné son histoire, et passer sous silence l’existence d’une fiscalité discriminatoire à l’endroit des non-musulmans, même si celle-ci demeura lettre morte durant de longues périodes.
A l’évidence, et contrairement à ces images d’épinal historiographiques, il n’y a pas de réponse simple à la question du rapport entre pouvoir et religion à l’époque moghole. Pour l’éclairer, il convient de rappeler les principales formes d’islams impériaux qui furent élaborées et pratiquées par les monarques successifs de la dynastie.
Rois pieux, rois saints
L’humble dévotion est la posture la plus conventionnelle adoptée par les empereurs moghols vis-à-vis de l’islam, et elle correspond aussi à celle qu’on rencontre le plus communément parmi les souverains du monde musulman où, depuis la fin du califat abbasside de Bagdad au milieu du xiiie siècle, le chef du pouvoir temporel était en théorie dépourvu de toute autorité spirituelle, cette dernière restant entre les mains des oulémas (les savants théologiens) et des soufis (les mystiques musulmans, organisés en confréries dirigées par des cheikhs).
Aussi les empereurs moghols multiplièrent-ils les signes de considération envers les premiers et l’orthodoxie sunnite qu’ils représentaient, en finançant par exemple le pèlerinage annuel vers La Mecque. Mais c’est surtout leur dévotion à l’endroit des seconds qui marqua l’esprit des contemporains. Babur fut lui-même un fervent dévot de la Naqshbandiyya, une confrérie soufie centre-asiatique qui pénétra en Inde dans le sillage des armées mogholes et dont les cheikhs n’eurent dès lors de cesse de s’imposer comme pir (maîtres spirituels) dynastiques des Moghols.
C’est cependant la Chishtiyya – une confrérie très populaire dans le sous-continent où elle était particulièrement appréciée pour son
ouverture aux traditions hindoues – qui devint, à partir du règne d’akbar (1556-1605), le véritable ordre tutélaire de la dynastie. Dès le milieu des années 1560, les monarques se rendirent régulièrement en pèlerinage à Ajmer (Rajasthan), où se trouvait le mausolée (dargah) de Moimuddin Chishti (mort en 1236), le fondateur de la confrérie en Inde, et patronnèrent généreusement ses adhérents et ses établissements à travers l’empire.
Sous l’influence combinée de l’iran safavide (dont les chahs à l’origine étaient des cheikhs soufis) et de l’approche de l’an mil de l’hégire (l’année 1591 dans notre calendrier), les empereurs moghols se transformèrent en véritables rois saints, objets de la dévotion de leurs sujets et porteurs d’un oecuménisme spirituel connu sous le nom de sulh-i kull (« conciliation universelle »).
C’est Akbar qui, le premier, incarna pleinement cette forme originale d’universalisme islamique, via le patronage impérial d’institutions religieuses musulmanes et non musulmanes, l’organisation de débats interreligieux à la Cour et son intérêt pour les textes canoniques de l’hindouisme et du christianisme. Mais, malgré l’ouverture d’esprit qui fut prêtée à ce souverain, la sulh-i kull moghole ne saurait être assimilée à un quelconque esprit de tolérance religieuse.
Particulièrement bien adaptée au contexte multiconfessionnel de l’inde, elle permettait aux musulmans comme aux non-musulmans d’adhérer, sans renoncer à leur affiliation religieuse première, au mandat spirituel revendiqué par le souverain sur l’ensemble de l’humanité en vertu de son essence sacrée. Toutes les religions trouvaient ainsi leur place dans l’empire, mais uniquement tant que leurs adeptes reconnaissaient la sainteté du monarque et obéissaient à ses lois, qu’elles soient temporelles ou spirituelles.
Le positionnement religieux des empereurs moghols s’explique donc avant tout par leur volonté d’imposer pragmatiquement leur pouvoir à des communautés multiples, sans chercher à privilégier une confession, mais sans pour autant instaurer entre toutes une égalité absolue de traitement. L’attitude des souverains à leur égard varia de fait du soutien financier à l’hostilité en passant par la curiosité intellectuelle, le facteur clé étant l’utilité politique de ces groupes ou la menace qu’ils pouvaient représenter à l’échelle régionale ou pan-indienne de l’empire.
Un patronage religieux
En dehors des confréries soufies déjà mentionnées, les temples hindous krishnaïtes constituent un bon exemple de patronage religieux mis en oeuvre par le pouvoir moghol. Situés non loin de la capitale royale d’agra autour des centres de Mathura et de Vrindavan en pays braj, ces temples étaient devenus au cours du xvie siècle un foyer majeur de la bhakti (dévotion) hindoue attirant maints donations de la part des guerriers rajputs
du Rajasthan qui, à partir des années 1560, choisirent de s’associer aux Moghols en nombre croissant. Ce patronage officiel s’explique par la proximité de ces temples avec le coeur politique de l’empire, par leur popularité religieuse en Inde du Nord, mais surtout par leurs liens avec les alliés rajputs de la dynastie. Une importante collection d’édits (farman) moghols émis entre le milieu du xvie siècle et le milieu du xviie en témoigne : s’échelonnant entre les règnes d’akbar et de Shah Jahan, ces documents octroient le revenu de terres aux desservants des établissements krishnaïtes et font significativement état du rôle d’intermédiaire joué par plusieurs dignitaires rajputs dans l’attribution de ces bénéfices.
La dimension politique de ce patronage est d’autant plus importante à garder à l’esprit pour comprendre les moments de tension, voire de rupture, qui sont également partie intégrante de l’histoire des relations entre Moghols et pays braj. Ce fut notamment le cas en 1669 lorsque Aurangzeb ordonna la destruction du temple de Keshav Dev à Mathura. Celui-ci avait été édifié au début du xviie siècle par les Bundelas, un clan rajput dont certaines sections étaient en rébellion ouverte contre le monarque. Dans ce cas comme dans la majorité des actes de violence perpétrés par la dynastie à l’encontre de lieux de culte non musulmans, il s’agit d’un acte politique visant en premier lieu les mécènes laïques de ces lieux.
Des prêtres à la cour
La volonté des Moghols de connaître – et par là même de maîtriser – les différentes sensibilités et traditions spirituelles actives dans leurs domaines présida à un second type d’interactions politico-religieuses qu’illustrent bien les relations entre pouvoir royal et catholicisme à l’époque d’akbar et de son successeur Jahangir (16051627). Bien qu’il s’agisse là d’un exemple tout à fait marginal à l’échelle de l’histoire globale de l’empire, il n’en est pas moins révélateur du climat d’ouverture qui y prévalait ainsi que des rapports de force qui le sous-tendaient.
Les principaux acteurs de la rencontre des Moghols avec le christianisme furent les prêtres jésuites envoyés par les autorités portugaises de Goa à la cour impériale entre 1580 et 1615 avec pour double objectif la conversion du souverain et la collecte d’informations diplomatiques et politiques à l’usage de l’état portugais de l’inde. Si les Moghols n’envisagèrent jamais de se convertir, les divers signes d’intérêt qu’ils manifestèrent à l’égard du christianisme nourrirent un temps les espoirs des missionnaires. Les monarques développèrent ainsi un goût prononcé pour les peintures religieuses occidentales qu’ils collectionnèrent avidement, commanditèrent des traductions en persan (langue officielle de l’empire) de plusieurs textes canoniques chrétiens (notamment des Vies de Jésus et des apôtres) et organisèrent des débats entre musulmans et chrétiens.
Ces débats, il faut le souligner, ne constituaient qu’une des multiples facettes des disputations interreligieuses qui rassemblèrent, dans les années 1570-1610, musulmans, hindous, jaïns, zoroastriens, Juifs et chrétiens à la cour moghole. Les discussions entre jésuites et oulémas sont toutefois les mieux documentées avec, d’une part, les lettres envoyées par les missionnaires à leurs supérieurs et, d’autre part, le récit persan d’un lettré moghol qui fit office de passeur culturel auprès des prêtres chrétiens. La lecture
A la fin du xvie siècle, la cour des Moghols est le lieu d’intenses disputations religieuses qui opposent musulmans, hindous, jaïns, zoroastriens, Juifs et chrétiens
croisée de ces sources montre que la majorité des échanges tourna autour de questions scripturaires et doctrinales comme l’authenticité des Évangiles, la divinité du Christ ou la Trinité.
Elle est surtout particulièrement éclairante quant à l’attitude des Moghols face au christianisme. Les lettres jésuites mettent l’accent sur la dévotion des empereurs pour Jésus et la Vierge ainsi que sur leurs fréquentes prises de position en faveur des missionnaires (la monogamie apparaissant in fine comme le seul véritable obstacle à la conversion du souverain). Le témoignage persan indique, lui, que les jésuites rencontrèrent en réalité beaucoup plus de difficultés qu’ils n’étaient prêts à l’admettre dans leur correspondance avec Goa ou Rome et que les empereurs participèrent parfois activement à la critique du christianisme menée par les oulémas.
Des sikhs martyrs ?
Malgré les ambitions universelles qui les soustendaient, les débats interconfessionnels de la cour moghole furent loin d’inclure tous les groupes religieux de l’empire. Ainsi, on ne peut manquer d’être frappé par l’absence des sikhs* – une communauté née au Pendjab au début du xvie siècle et dont les dirigeants furent régulièrement en butte à l’hostilité des autorités mogholes.
Suivant une vision largement répandue de l’histoire des sikhs, la domination moghole – qui correspondit aussi à la naissance et au développement du sikhisme dans le paysage religieux nordindien – fut globalement un âge sombre pour cette communauté qui commémore aujourd’hui encore le « martyre » de deux de ses dix gourous, Arjan et Tegh Bahadur, sur les ordres de Jahangir et d’aurangzeb respectivement en 1606 et 1675.
Comme le montre un réexamen du cas d’arjan, dont l’image de martyr apparut pour la première fois sous la plume des historiens sikhs du xixe siècle, une telle interprétation ne résiste pas à l’épreuve des sources contemporaines disponibles. Si celles-ci s’accordent en effet toutes sur le fait que le gourou s’attira le courroux de Jahangir, les causes exactes de l’ire impériale (le soutien d’arjan au fils rebelle du monarque ? son prosélytisme ? des querelles internes à la communauté sikhe ?) ainsi que la nature même de la peine officielle qui fut prononcée contre lui (emprisonnement assorti d’une confiscation de ses biens ? exécution ?) demeurent mystérieuses. Dans ces conditions, cantonner le gourou dans le rôle du martyr ou dans celui du rebelle apparaît tout aussi réducteur.
Plusieurs éléments donnent au contraire à penser que la disparition d’arjan fut le résultat d’une combinaison de facteurs politiques, religieux et socio-économiques. Il est possible que les Moghols aient perçu la volonté des gourous sikhs de se situer au-delà des religions établies (et d’attirer ainsi hindous et musulmans) comme une concurrence directe avec l’oecuménisme
spirituel qu’ils revendiquaient depuis l’époque d’akbar. D’autre part, la décision d’arjan de tenir une cour et de lever des contributions apparut probablement aux monarques comme une volonté d’exercer sa souveraineté sur la région du Pendjab. De plus, il semble bien que la montée en puissance des Jats au sein de la communauté sikhe ait également poussé les Moghols à intervenir : à partir du début du xviie siècle, ces paysansguerriers installés au Pendjab s’opposèrent régulièrement aux échelons supérieurs de la société rurale et aux agents de l’empire, et leur présence accrue dans les rangs sikhs contribua à faire du mouvement une puissante plateforme pour les revendications sociales de ce groupe.
Autrement dit, c’est donc tout à la fois dans la nature ambivalente et concurrente de l’autorité des gourous sikhs, dans le profond ancrage de la communauté au Pendjab (avec ses implications centrifuges) et dans les revendications socio-économiques dont le mouvement était porteur qu’il faut chercher l’explication de la répression sélective opérée par Jahangir et Aurangzeb : seuls les leaders furent inquiétés tandis qu’aucune mesure ne fut prise à l’encontre de la masse des fidèles.
L’admiration des Européens
Il vaut la peine, pour conclure, d’évoquer brièvement les réactions que suscita la politique religieuse de la dynastie parmi les voyageurs occidentaux qui affluèrent en nombre croissant à la cour moghole au xviie siècle. Dans son Voyage aux Indes orientales, originellement publié en 1655, le pasteur protestant Edward Terry écrivit par exemple : « Dans cet empire, toutes les religions sont tolérées […]. Le Moghol parle en bien de chacune d’elles, affirmant qu’un homme peut trouver bonheur et sécurité en professant l’une ou l’autre. Il dit que la religion mahométane est bonne, de même que la religion chrétienne et que toutes les autres. C’est pourquoi les ministres de toutes les religions sont respectés et estimés par la population. J’en dirai quelque chose d’après ma propre expérience. » Terry fut de fait un de ces nombreux Européens que le modèle moghol de liberté religieuse impressionna profondément et qui, de retour dans leur terre natale, utilisèrent précisément l’exemple indien pour se livrer à une critique en règle du sectarisme violent et des discriminations religieuses qui prévalaient alors dans le Vieux Monde.
Même si l’histoire religieuse de l’empire fut incontestablement marquée par des tensions et des épisodes violents qu’il ne s’agit en aucun cas de nier, l’islam pratiqué par les Moghols fut en tout état de cause bien plus ouvert et inclusif que celui de ses voisins ottoman et safavide ou encore que le catholicisme des monarchies française et espagnole. Et, à une époque d’interconnexions accrues entre l’inde et l’europe, l’histoire de cette politique religieuse fut aussi celle des réactions qu’elle suscita en Occident. n