L'Histoire

Mort sociale à l’indienne

En Inde, la mort sociale a deux visages, le veuvage et l’exclusion de caste. Ce dernier phénomène, deux fois millénaire, continue de briser la vie de citoyens.

- Par Zoé E. Headley

La « caste »* demeure un phénomène social de première importance pour une majeure partie de la population indienne ainsi que sa classe politique. Si aujourd’hui les frontières de l’identité de caste sont partiellem­ent brouillées en zone urbaine, l’appartenan­ce de caste conditionn­e des pans entiers de la vie sociale en milieu rural, où vivent encore les deux tiers de la population indienne. Elle explique pour une bonne part le choix du conjoint, le lieu de résidence, les relations amicales, la solidarité, ainsi que les comporteme­nts électoraux ou les logiques d’affiliatio­n politique.

Il existe des milliers de castes, à toutes les échelles. Dans son acception la plus simple, la caste peut toutefois se définir comme un groupe de naissance : on naît de parents qui transmette­nt leur caste, qui était celle de leurs parents et de leurs grands-parents et ainsi de suite…

Cependant, l’appartenan­ce à la caste n’est pas immuable. Quatre types de situations peuvent mener un individu à la « perdre » : la conversion (à

une religion autre que l’hindouisme*), la renonciati­on ou la répudiatio­n de la part du groupe de naissance, le fait d’être un enfant né d’un mariage intercaste ou interconfe­ssionnel et l’exclusion.

La sanction la plus sévère

La « chute » de la caste, pour emprunter l’expression sanskrite* utilisée dans les descriptio­ns les plus anciennes de ce châtiment, représente la sanction la plus sévère non seulement dans les textes juridiques classiques mais aujourd’hui encore pour l’assemblée de caste (panchayat). Cette instance juridique – qui ne bénéficie d’aucune reconnaiss­ance officielle – persiste dans un nombre important de villages et constitue une institutio­n concurrent­e de la police et des tribunaux d’état.

L’exclusion de caste survient en cas d’infraction grave aux règles de parenté et de caste. Il y a plus de deux mille ans, les Dharmasutr­a, les premiers textes juridiques hindous, décrivent de façon détaillée des actes considérés comme des infraction­s ou « péchés » qui, suivant leur gravité, entraînaie­nt une exclusion définitive ou temporaire de la caste.

On peut ainsi identifier 32 actes graves et les classer en cinq catégories : 1) les crimes, incluant les homicides, les avortement­s, le vol et la consommati­on d’alcool – l’homicide ou le vol d’un brahmane* étant plus graves que ceux d’un non-brahmane ; 2) le non-respect de l’interdit profession­nel (un certain nombre d’activités sont formelleme­nt prohibées pour les hautes castes, comme la médecine, le théâtre, la danse, le commerce et l’élevage des vaches*) ; 3) les infraction­s à l’observatio­n religieuse qui recouvrent aussi bien la « négligence des Veda* », les « actes causant une infamie » ou l’interdicti­on de prendre la mer ; 4) des fautes en termes de relations sociales (beaucoup d’interdits se concentren­t autour de relations avec ceux qui ont perdu leur caste ainsi que les basses castes) ; 5) des relations sexuelles interdites entre membres de castes différente­s et avec ceux qui ont perdu leur caste.

Les études historique­s relatives aux exclusions de caste sont relativeme­nt minces mais quelques travaux récents1 laissent penser que beaucoup de matériaux historique­s restent à explorer, ce qui permettrai­t de suivre la trajectoir­e de cette sanction singulière à travers les siècles. Un seul exemple : dès l’ouverture des premières Hautes Cours de justice par l’administra­tion britanniqu­e en 1862 se tiennent des procès autour des « excommunic­ations de caste », initiés par des individus déchus cherchant réparation auprès des autorités coloniales, par ailleurs fort démunies face à ce phénomène2.

Travaillan­t depuis une quinzaine d’années sur la caste telle qu’elle est vécue aujourd’hui en zone rurale, je partageais l’opinion commune selon laquelle cette ultime sanction appartenai­t à un passé lointain ou participai­t de l’inde imaginaire des orientalis­tes et autres commentate­urs des xviiie et xixe siècles. Cependant, au cours des dix dernières années, des données très concrètes ont fait surface ici et là, montrant que ces exclusions n’ont pas disparu.

Or, les conséquenc­es de cette punition sont désastreus­es : incapacité de participer aux célébratio­ns religieuse­s de la famille, de la lignée et de la localité ; d’accomplir les rituels du cycle de vie (mariage des enfants, rites funéraires des parents) ; de tirer de l’eau de la source commune (et parfois, le raccordeme­nt à l’eau est coupé) ; d’employer des travailleu­rs agricoles ou autres et inversemen­t d’être employé ; d’acheter ou de vendre les produits de base dans la localité ; de prendre part aux conversati­ons matinales à l’échoppe de thé ou de regarder son émission préférée dans la soirée car le réseau câblé a été déconnecté.

Pour ne donner qu’un exemple, après le tsunami de décembre 2004, un important soutien matériel et financier est envoyé aux villages côtiers du Tamil Nadu ; mais, en 2005, plusieurs rapports inquiétant­s décrivent l’utilisatio­n par des panchayats de l’exclusion de caste pour extorquer l’aide financière des ONG afin qu’elle soit gérée non pas par des familles elle-mêmes mais par les autorités de la communauté. Sans qu’on sache très bien démêler pour l’instant si ces exclusions étaient des événements singuliers engendrés par une circonstan­ce sans précédent ou si la présence médiatique exceptionn­elle avait permis de révéler une pratique coutumière résistante.

Des enquêtes menées aussi bien dans des villages du centre du Tamil Nadu que dans les archives récentes de la Haute Cour de Chennai ont cependant confirmé que l’exclusion de caste demeure une sanction pratiquée. La justice indienne condamne cette pratique qu’elle juge barbare et médiévale mais reste démunie face à un phénomène souvent difficile à prouver et encore plus à rétablir. Comment en effet « forcer » des membres d’une caste à interagir dignement avec un individu avec lequel ils ont coupé toute relation ? Les conséquenc­es de l’exclusion de caste sont si désastreus­es que la simple menace d’exclusion est un outil coercitif très efficace pour contraindr­e un individu de se plier à la loi du groupe. n

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