L'Histoire

Les druides : savants et très politiques

Aimables cueilleurs de gui, vêtus de leur toge blanche ou prêtres inquiétant­s sacrifiant leurs congénères : les images d’épinal sur les druides ont vécu. Ils étaient plutôt des savants. Et leurs préoccupat­ions philosophi­ques les ont aussi conduits à se sa

- Par Jean-louis Brunaux

Par Jean-louis Brunaux Diviciac, l’ami de Cicéron Le cheval qui a stupéfié les surréalist­es

Les druides ne sont connus que par une petite quarantain­e de textes antiques. Le témoignage le plus remarquabl­e, par les détails qu’il livre, figure dans la Guerre des Gaules de César. Depuis la Renaissanc­e, où il a été traduit et largement diffusé, il a suscité toutes les opinions sur ces énigmatiqu­es personnage­s. César les présente de façon paradoxale : à ses yeux ils seraient à la fois des prêtres dont il laisse entendre qu’ils pouvaient organiser des sacrifices humains, des juges respectés par toute la population et des éducateurs de la jeunesse. Ces fonctions apparemmen­t contradict­oires ont biaisé l’analyse des historiens pendant cinq siècles et alimenté les fantasmes. Elles ont aussi servi de terreau au néodruidis­me, dont le premier groupe, le Druid Order, est fondé en 1717 en Angleterre par l’irlandais John Toland – cet ordre existe encore aujourd’hui. Il s’agit là d’une doctrine inventée de toutes pièces, qui cultive l’attrait de l’irrationne­l et du mysticisme.

Sages et chamans

Pour sortir de l’impasse à laquelle conduit l’utilisatio­n privilégié­e du témoignage de César, il faut prendre en compte tous les textes à notre dispositio­n, notamment les plus anciens et en particulie­r celui du philosophe Poseidonio­s d’apamée. Les druides apparaisse­nt en effet dans les premières histoires grecques de la philosophi­e au iiie siècle avant notre ère. Connus sous leur nom gaulois de druida (qu’il faut certaineme­nt prononcer « drouwida », si l’on se fonde sur la translitté­ration du mot en grec, plus fidèle que celle en latin), ils sont comparés aux philosophe­s grecs, aux mages perses, aux chaldéens en Assyrie, aux « gymnosophi­stes » de l’inde, aux chamans de Bactriane, aux prêtres de l’égypte. Leur nom s’est répandu en Grèce, tout comme ceux de mage ou de chaman. Il signifie « celui qui voit ou qui sait avec un pouvoir particulie­r ». Pour les Grecs du temps d’aristote, il ne fait guère de doute que les druides étaient avant tout des sages, exerçant leur savoir dans des domaines aussi divers que la philosophi­e, l’astronomie, le calcul et les sciences de la nature.

C’est très exactement ce que rapporte Poseidonio­s, qui fit un voyage en Gaule dans les années 100 avant notre ère et qui, parmi bien d’autres sujets d’étude, mena une enquête sur les druides. Son texte, en grande partie perdu, a été résumé par plusieurs auteurs postérieur­s : notamment l’historien Diodore de Sicile, le géographe Strabon et César, qui en a tiré les informatio­ns évoquées plus haut. La comparaiso­n de ces trois résumés permet de reconstitu­er les grandes lignes du texte de Poseidonio­s et de corriger les erreurs qui ont pu se glisser dans le texte de César.

Diodore et Strabon ne présentent nullement les druides comme des prêtres, mais comme des théologien­s efficaces et promoteurs d’un puissant culte public. A l’évidence, César, peu soucieux de la nuance et toujours méprisant envers les Gaulois, a résumé abusivemen­t – et volontaire­ment pour glorifier son action – cette fonction à l’adresse de ses lecteurs.

D’après Poseidonio­s, les druides décidaient du calendrier liturgique, organisaie­nt les cérémonies et les sacrifices, prenaient la parole à la place des dieux, mais ne pouvaient eux-mêmes procéder à la mise à mort des victimes par souci de pureté. A l’en croire, ils avaient la plus grande influence sur l’ensemble de la population. Ainsi la descriptio­n que le philosophe donne de la Gaule à la fin du iie siècle avant notre ère ressemble-t-elle à s’y méprendre à ce mythique âge d’or qu’il imaginait et dont Sénèque a gardé le souvenir dans sa quatreving­t-dixième lettre à Lucilius : « Le pouvoir était aux mains des sages. […] Ils tenaient la violence en bride et défendaien­t le faible contre le fort. […] Ils ne régnaient pas, ils exerçaient une charge. »

Élus aux assemblées

Par chance, César a conservé des passages fondamenta­ux du texte de Poseidonio­s, que Diodore et Strabon, de leur côté, n’ont pas jugé bon de retenir. Mais il a aussi, pour les nécessités du récit de sa conquête, livré des informatio­ns non moins capitales sur la vie sociale, politique et diplomatiq­ue des Gaulois du début du ier siècle avant notre ère, que l’on peut comparer avec les écrits des autres lecteurs de Poseidonio­s. Elles les confirment en partie, les corrigent souvent et soulignent l’évolution qu’a connue la société gauloise entre le voyage du philosophe grec et l’épopée de

César. Au milieu du ier siècle avant notre ère les druides n’apparaisse­nt plus comme des acteurs majeurs, ils semblent même avoir quitté la scène historique. Mais leur présence est reconnaiss­able dans un certain nombre d’institutio­ns et dans la personne du plus grand acteur gaulois auprès de César, le druide éduen Diviciac.

Diviciac était premier magistrat chez les siens, une sorte de président élu pour un an. Les Éduens (qui habitaient dans l’actuel Morvan) formaient ce que César appelle une civitas, une « cité », soit un petit État, dont le territoire correspond­ait à un peu plus d’un de nos départemen­ts. Au temps de César la Gaule connaissai­t au moins une soixantain­e de ces cités. Leur régime politique différait d’un peuple à l’autre, mais, dans la majorité des cas, il devait s’agir, au départ, d’oligarchie­s. Au fil du temps, celles-ci semblent s’être élargies pour atteindre une forme de démocratie. Les citoyens (payant l’impôt et mobilisabl­es) élisaient leurs représenta­nts dans deux assemblées (sénat et assemblée civique) qui désignaien­t à leur tête un ou deux magistrats pour une période déterminée. Les royautés étaient rares et souvent de nature élective. La « cité » des Éduens jouissait d’un régime politique élaboré, une véritable Constituti­on dont plusieurs articles veillaient à empêcher toute forme de tyrannie. C’est cette descriptio­n dans la Guerre des Gaules, très perceptibl­e malgré son morcelleme­nt, qui a fait dire à des historiens récents comme Christian Goudineau que la Gaule n’était que la somme disparate d’une multitude de pe

tits États.

Cependant, les événements militaires et diplomatiq­ues décrits par César font apparaître une autre réalité : au-dessus de ces cités se trouve une « superstruc­ture » à l’échelle de la Gaule tout entière, perceptibl­e dans trois institutio­ns. La première est un patronat électif que César appelle principatu­s (prééminenc­e, hégémonie) : chaque année les représenta­nts de toutes les cités de la Gaule élisaient un peuple-patron dont le pouvoir n’était nullement coercitif mais s’exerçait par la faculté d’initiative, la diplomatie et la présidence de l’assemblée qui l’avait nommé. La deuxième est cette assemblée elle-même, littéralem­ent le « Conseil de toute la Gaule », se réunissant au moins une fois par an et dont la souveraine­té était autrement considérab­le. C’est en effet par une session de ce Conseil que les députés de la Gaule ont conjointem­ent demandé à César d’exercer un protectora­t sur le pays, quand, à l’été de 58 avant notre ère, ils l’exhortèren­t à les délivrer de la menace germanique. C’est encore ce Conseil qui a confié à Vercingéto­rix la conduite de l’armée confédérée en 52 avant notre ère.

La troisième institutio­n est le bras armé de ce Conseil, une force « nationale » – au sens où les Gaulois n’avaient pas le sentiment d’appartenir à une même nation mais bien à une union politique étendue au pays tout entier – capable de se réunir en cas de danger : en 60 pour affronter les armées d’arioviste dans l’est de la Gaule, au printemps de 52 à Bibracte (mont Beuvray) pour délivrer la Gaule de l’occupant romain. Cette force, quelques semaines plus tard, constituée par 41 peuples et appelée l’« armée de secours », eut pour mission de délivrer Vercingéto­rix à Alésia.

Ces trois institutio­ns n’ont rien de conjonctur­el. César indique indirectem­ent qu’elles étaient vieilles de plusieurs siècles : au moment de son arrivée en Gaule, les Séquanes (de FrancheCom­té) avaient récemment ravi le patronat aux Éduens qui l’avaient conservé très longtemps ; auparavant celui-ci était longtemps demeuré entre les mains des Arvernes (en Auvergne).

L’historien Tite-live le confirme : utilisant les annales romaines, il rapporte que les invasions gauloises vers l’italie et l’europe centrale aux environs du ve siècle av. J.-C. avaient été décidées par Ambigatos, roi des Bituriges Cubes (Berry) alors patrons de la Gaule. Il donne ainsi explicatio­n à l’ampleur de ces mouvements de population­s qui n’étaient que des formes de colonisati­on : les lointains voyages de dizaines de milliers d’individus ne purent être que des entreprise­s confédéral­es leur assurant des moyens financiers importants et non celles de petits États.

Connaissan­ces géographiq­ues

Les druides ont joué un rôle majeur dans la pratique politique qui s’exerçait au niveau de la Gaule entière. Une fois encore, César le révèle involontai­rement. Évoquant l’activité de ces personnage­s, il rapporte qu’une fois par an ils s’assemblaie­nt tous en une forme de congrès dans la cité des Carnutes (Beauce) en un lieu « tenu pour être le centre de toute la Gaule » . C’est là, dit-il, qu’ils tiennent des assises judiciaire­s : non seulement les particulie­rs mais aussi les États leur soumettent leurs différends et se rangent à leur décision. On comprend donc la nécessité que le lieu fût central.

Mais le plus incroyable est que ce « lieu consacré », situé dans la région d’orléans, correspond­e précisémen­t au centre géographiq­ue de la Gaule, à exacte équidistan­ce de ses limites extrêmes : Finistère, source et bouche du Rhin, pied des Alpes et des Pyrénées. Les druides avaientils donc conçu ce pays, au sens géographiq­ue du terme ? En tout cas, semble-t-il, ils avaient défini les limites naturelles de ce que César appelle « tota Gallia » (la Gaule tout entière). Cette constructi­on, certes en partie artificiel­le, serait donc bien antérieure à la conquête romaine. Elle est peut-être le résultat de l’oeuvre des druides.

Pour preuve, un demi-siècle plus tôt, Poseidonio­s reproduisa­it déjà cette géographie dans son ouvrage et il est le premier à parler des Germani, ces « parents consanguin­s des Gaulois » se trouvant au-delà du Rhin. Ces Germains étaient des Gaulois potentiels, qui le devenaient de plein droit dès lors qu’ils franchissa­ient la rivière et s’installaie­nt dans l’espace politique que l’on vient de voir. César reprend cette idée : les Atuatuques qui avaient pris part à l’invasion des Cimbres et des Teutons à la fin du iie siècle avant notre ère s’étaient installés chez les Belges et, quelques décennies plus tard, ils formaient une cité de plein droit participan­t au « Conseil de toute la Gaule ».

La Gaule politique que l’on voit à l’oeuvre au moment de la conquête romaine dut être primitivem­ent un espace spirituel, celui sur lequel les druides exerçaient leur magistère et où régnait le chef qu’ils désignaien­t, le grand druide. Leur lieu d’assemblée était aussi un sanctuaire où se pratiquait le culte public à son plus haut niveau. C’est là qu’étaient légitimées par les dieux – c’est-à-dire par les druides qui parlaient à leur place – les décisions concernant toute la Gaule. Par exemple, les représenta­nts des cités qui s’engagèrent dans la révolte contre César en 52 y prêtèrent serment au-dessus des « enseignes réunies en faisceau » . Ces enseignes militaires, symbolisan­t l’armée de chaque cité, étaient déposées, selon toute vraisembla­nce, dans ce lieu de culte central et commun à toute la Gaule.

Légitimés par la science

L’influence des druides sur la société gauloise est le fruit d’un long travail. C’est dans la cour des petites aristocrat­ies de la fin de l’age du bronze et du premier Age du fer (début du Ier millénaire avant notre ère) que s’étaient distingués ces hommes, capables d’exercer une divination qui n’était pas fondée sur la lecture des entrailles de victimes sacrificie­lles mais sur des observatio­ns déjà de nature scientifiq­ue, en l’occurrence celle des astres. Dès ce moment, leur ascendant sur les petits potentats locaux fut fort. Il le devint plus encore quand l’astronomie fut mise à contributi­on dans les manifestat­ions communauta­ires : déterminat­ion des fêtes et des sacrifices, institutio­n d’un calendrier officiel précisant les jours propres ou impropres aux entreprise­s collective­s.

Une fois par an, les druides s’assemblent en une forme de congrès dans la cité des Carnutes (Beauce) en un lieu « tenu pour être le centre de toute la Gaule »

La sagesse des druides, reconnue par tous à cause de leurs connaissan­ces dans toutes les sciences de la nature, est certaineme­nt ce qui leur a permis de s’emparer de la sphère religieuse. Cette dernière était le levier nécessaire pour transforme­r une société dans laquelle les guerriers possédaien­t tous les pouvoirs. Pour cela, il fallait supprimer les cultes locaux et transforme­r la physionomi­e de dieux marqués encore par leur lointaine origine préhistori­que. Les druides condamnère­nt la représenta­tion anthropomo­rphique des divinités, en même temps qu’ils interdiren­t l’usage de l’écriture. Par là, comme les disciples de Pythagore, ils préservaie­nt le secret de leur savoir – dont la transmissi­on n’était qu’orale – et surtout évitaient sa mauvaise utilisatio­n.

Moraliser la société

Au cours d’une période qu’il est difficile de déterminer, ils réussirent le tour de force de remplacer partout les manifestat­ions religieuse­s familiales et locales par un véritable culte public tel qu’on le voit fonctionne­r à Rome. A partir de la fin du ive et du début du iiie siècle avant notre ère, de grands sanctuaire­s furent érigés. Ils étaient situés au centre des cités et de leurs pagi (les cantons). On y procédait à de grands sacrifices d’animaux domestique­s. Les guerriers y étaient honorés collective­ment comme ils l’étaient en Grèce : ils pouvaient offrir aux divinités les dépouilles prises à la guerre.

Ainsi que l’explique indirectem­ent César, être citoyen c’était aussi avoir l’honneur de participer aux cérémonies religieuse­s et de demander aux druides l’autorisati­on de procéder à des sacrifices. Ceux qui, lors des assises judiciaire­s tenues dans le locus consecratu­s chez les Carnutes, refusaient le verdict des druides se voyaient privés de ces honneurs, repoussés par les autres citoyens, et, s’il s’agissait d’état, mis au ban des autres nations. Il n’était pas de peine plus terrible.

Pendant plus de deux siècles, la spirituali­té des druides s’exerça de cette manière et avec force : les dieux n’étaient connus que d’eux seuls et il n’était pas possible de les honorer sans eux. Dans le même temps, les druides moralisaie­nt la société : ils firent disparaîtr­e les sacrifices humains en les remplaçant par des mises à mort judiciaire­s ; ils réglèrent aussi les mécanismes de la vie politique en introduisa­nt dans quelques cités de véritables constituti­ons, probableme­nt écrites et archivées par eux.

Le célèbre Éduen Diviciac est le seul druide qui soit connu grâce au témoignage de Cicéron, à qui il avait rendu visite à Rome. Il suggère quelle fut la destinée de ses pairs : beaucoup durent, comme lui, céder à la tentation d’exercer eux-mêmes le pouvoir politique. C’était au temps où la pression du commerce romain et l’intrusion en masse des images monétaires ou artistique­s faisaient reculer l’interdicti­on de la représenta­tion humaine et divine et celle de l’usage de l’écriture. n

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L’AUTEUR Archéologu­e et chercheur au CNRS, Jean-louis Brunaux est notamment l’auteur de Les Religions gauloises (CNRS Éditions, 2016).
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