xixe siècle. Esclavage et salariat : le grand débat
L’affirmation d’un capitalisme de plus en plus déréglementé amène-t-elle à la résurgence de formes anciennes et extrêmes d’exploitation ? La réflexion sur le travail contraint fait resurgir le grand débat qui, au xixe siècle, en plein combat abolitionnist
On voit aujourd’hui quelquefois resurgir l’affirmation selon laquelle des salariés, victimes d’un capitalisme déréglé, seraient, un peu partout dans le monde, de nouveaux esclaves. Loin d’être une nouveauté, le débat public relatif à la comparaison des formes d’esclavage et de salariat moderne naît en fait à la croisée des xviiie et xixe siècles, au moment où l’on commence à se préoccuper, non plus de la réforme de l’esclavage, mais de son abolition.
Une vieille controverse
Il y a d’abord les arguments fournis par une économie politique émergente, laquelle, à la suite de Dupont de Nemours (1771) et de l’économiste Adam Smith (1776), tend à affirmer qu’un travailleur libre et salarié, intéressé financièrement à la productivité de son travail, serait plus efficace qu’un esclave. Preuve que l’esclavage, intrinsèquement peu profitable, ne serait vraiment rentable qu’au moyen d’une série d’artifices (primes de l’état en faveur de la traite, encadrement militaire des colonies…) venant interférer avec les lois dites « naturelles » de l’économie.
Débattue au sein même des milieux économistes, où elle ne fait pas forcément partout et toujours l’unanimité, cette idée est rapidement utilisée par les militants abolitionnistes. Avant tout mus par une éthique morale, qu’elle soit profane ou sacrée, ils doivent en effet, s’ils veulent convaincre leurs contemporains, montrer que, juste, leur combat ne conduirait pas irrémédiablement colonies d’amérique et nations d’europe à la ruine.
Les défenseurs de l’esclavage répondent que les esclaves des colonies sont mieux traités que les prolétaires de l’europe industrielle naissante. Évidemment opportuniste, le discours renvoie à l’idée de la nécessité d’un ordre paternaliste que l’industrialisation remettrait en cause, ainsi qu’aux dures réalités, aujourd’hui quelque peu oubliées, de la vie des ouvriers d’alors ( journées de travail interminables, salaires de misère, surmortalité, alcoolisme, prostitution…).
Né à la fin du xviiie siècle, se poursuivant dans les années 1820-1840, le débat est ensuite relancé. Alors que l’esclavage commence à être aboli (par les Britanniques en 1833, les Français en 1848…), et que se renforce la prolétarisation, des philanthropes, des apôtres du jeune socialisme et des réformateurs sociaux se mettent, afin de mieux défendre la cause ouvrière, à insister sur ce qui tendrait à la rapprocher de la condition servile. D’où un combat à front renversé,
où les « progressistes » du moment reprennent à leur compte des arguments auparavant utilisés par des esclavagistes. Alors que la figure du prolétaire avait jusque-là servi à édulcorer celle de l’esclave, dorénavant, cette dernière est utilisée afin de défendre des projets d’amélioration du sort des ouvriers.
En France, c’est sans doute le catholique social Félicité de Lamennais qui, dans un opuscule de 92 pages, intitulé De l’esclavage moderne, est le premier, en 1839, à mettre clairement en avant ce nouveau concept. Dans un curieux chassécroisé, on voit alors des ouvriers radicaux interrompre un meeting abolitionniste à Birmingham, en 1838, et des ouvriers de Paris pétitionner, en 1844, afin de clamer que, libre, l’ouvrier ne saurait être comparé à un esclave (cf. p. 72).
Ce rapprochement effectué entre le statut de l’ouvrier et celui de l’esclave aurait pu disparaître alors que s’éloignait le spectre de l’esclavage colonial et des débuts d’un capitalisme sauvage. Tel ne fut pas le cas. D’abord parce que la définition même de l’esclavage a longtemps posé problème et n’est pas toujours opératoire. Amendée par L’ONU en 1955, celle proposée par la SDN en 1926 met par exemple l’accent sur les idées de travail et de propriété. Or un esclave peut ne pas « travailler », lorsqu’il est notamment soldat. Et comment s’accorder sur la notion de propriété pour qualifier des situations d’esclavage actuelles, dans un contexte où, l’esclave étant illégalement tenu par son maître, celui-ci n’exerce pas sur lui un droit de propriété stricto sensu ?
Parallèlement, les conceptions occidentales de la liberté évoluant, on s’est mis à considérer que toute expérience mutilante de la liberté était susceptible de nous ramener aux temps heureusement honnis de l’esclavage. Ajoutons l’idée ancienne, particulièrement revigorée depuis les années 1970, selon laquelle le travail ne pourrait constituer qu’une forme d’aliénation – parfois de plus en plus subtile et sophistiquée –, et l’on comprendra pourquoi les rapprochements entre la figure de l’esclave et celle de l’ouvrier sont toujours aussi prégnants, au point de masquer une
comparaison encore plus ancienne, en vigueur au xixe siècle, entre esclave et domestique.
A cela s’ajoute un élément plus conjoncturel, à savoir l’évolution du capitalisme, conduisant à de nouvelles formes de marchandisation de la personne humaine, et à la réapparition d’exploitations clairement esclavagistes, en diverses parties du monde (Afrique subsaharienne, mondes musulmans, Asie mais aussi pays du « Nord »), l’esclavage étant de nos jours bien sûr généralement officiellement condamné.
Polysémique et fourre-tout, la notion d’« esclavage moderne » est ainsi aujourd’hui devenue une formule facile conduisant à confondre les formes d’exploitation de l’homme les plus décriées par les uns et par les autres. Obscurcissant l’étude de la spécificité de ces formes et celle de la nature de leurs liens, elle tend à diluer esclavage et salariat dans des catégories renvoyant plus à la morale qu’à l’analyse.
Des esclaves au statut varié
Il peut être intéressant, à cet effet, de se débarrasser d’un certain nombre d’idées, et notamment du schéma qui voudrait que l’esclavage antique laisse place au servage, puis finalement à l’âge des prolétaires : les formes d’exploitation se succéderaient dans le temps.
Il est vrai que l’esclavage a été anciennement plus développé qu’à l’heure actuelle, et que le salariat s’institutionnalise et se répand plus largement à partir du xixe siècle. Mais de là à considérer que l’esclavage devrait forcément précéder l’âge du salariat, puis lui céder tout aussi logiquement et totalement la place, il y a un fossé qu’il n’est plus possible de franchir mécaniquement. Tout simplement parce qu’esclavage et salariat se sont sans cesse croisés.
Sans doute sont-ils nés, d’ailleurs, sinon simultanément, du moins à la suite des mêmes grandes transformations. On pense généralement, en effet, que l’esclavage serait apparu au Néolithique, période caractérisée par les débuts d’une plus grande spécialisation des tâches, susceptible également de favoriser l’apparition de formes de travail salarié. Néanmoins, jusqu’à la période moderne, le salariat reste limité et l’esclavage coexiste avec d’autres formes de travail dépendant, que la dépendance soit individuelle ou collective. Ainsi, en Europe méditerranéenne, malgré la nécessité de rémunérer certaines tâches (notamment dans le cadre de l’artisanat), l’esclavage demeurait encore répandu au xve siècle.
Lorsque le salariat se diffuse, rien de commun a priori avec l’esclavage : d’un côté, un homme traité comme une marchandise, sans aucun droit et qui ne peut sortir de sa condition que par un acte unilatéral, de son propriétaire (affranchissement) ou de l’état (abolition) ; de l’autre, un travailleur libre dont les fonctions sont définies par un contrat accepté par les deux parties. Pourtant, voisinages, passerelles ou transitions n’ont cessé de traverser l’histoire des formes d’esclavage et de salariat.
L’esclave étant par définition l’homme, la femme ou l’enfant à tout faire, l’esclavage est une forme de dépendance extrêmement ouverte. Des esclaves pouvaient eux-mêmes disposer d’esclaves (cas des servi vicarii, ou esclaves
d’esclaves, à Rome). L’esclavage a donné naissance à une multiplicité de situations, qu’il est possible de comparer à d’autres formes d’exploitation, y compris le salariat.
C’est le cas avec les « esclaves à talents », loués par leur maître. L’expression recouvre une large gamme d’expériences, synonyme d’exploitation indirecte de l’esclave : le maître y trouve un revenu ou une rente ; l’esclave, une relative autonomie ou une qualification. On repère des esclaves de ce type en de multiples lieux et à différentes époques (mondes grec et romain anciens, Afrique subsaharienne précoloniale, Asie, Amérique coloniale…). Les expressions pour les désigner sont multiples, mais leur condition n’est pas uniquement celle d’une simple marchandise.
Il existait ainsi à Athènes des esclaves vivant et travaillant de manière autonome (comme commerçants, artisans…) qui versaient une redevance à leur maître et gardaient le reste de l’argent qui leur était versé. A Rome, on notera le cas des esclaves « à pécule » et des esclaves « préposés ». Dans le premier cas, le pécule, donné à l’esclave en échange de son travail, restait la propriété du maître, mais l’esclave le gérait librement et pouvait s’en servir pour acheter sa liberté. Avec la préposition, l’esclave était « préposé » à une entreprise relevant du maître et le représentait avec, parfois, une grande liberté. Mais il ne percevait aucune rémunération.
Au milieu du xxe siècle encore, en Arabie saoudite, des esclaves étaient « loués » à des compagnies pétrolières, leurs « maîtres » touchant l’essentiel du salaire versé aux travailleurs. L’esclave est donc loin d’être toujours un ouvrier non qualifié, et la manière de l’exploiter fut variable à travers le temps et l’espace. Surtout, en rapportant une rente par salaire interposé, l’esclave « à talents » était utilisé comme un salarié, sans pour autant en être un.
Travail forcé
Certaines formes de travail contraint, intermédiaires entre esclavage et salariat, se développent au cours de périodes de passage d’un système à un autre. C’est le cas de l’engagement : ce contrat offrait la possibilité à un émigrant de faire financer son voyage et son installation outre-mer par le transporteur ou par son futur employeur ; en contrepartie, ce dernier conservait des droits sous forme de travail exclusif pendant une période assez longue à l’égard de l’émigrant (de trois à sept ans au xviie siècle aux Amériques par exemple) et dans des conditions souvent très dures. Vers le milieu du xviie siècle, près de la moitié des engagés mouraient aux Amériques avant le terme de leur contrat.
L’engagement est comparable à la « mise en gage », connue dans l’europe moderne, en Afrique subsaharienne ou en Asie, qui put parfois conduire à des formes d’esclavage pour dette sans pour autant jamais s’y substituer. A partir du milieu du xixe siècle, ce sont environ 13 millions de coolies chinois et indiens qui émigrèrent partout dans le monde selon ce système1. L’engagement fut utilisé dans l’amérique coloniale avant le recours massif à l’esclavage, ainsi qu’entre le moment de son abolition et celui de l’essor du salariat (aux Amériques et dans l’océan Indien).
On connaît aussi l’apprentissage ou apprenticeship, « inventé » dans certaines sociétés esclavagistes de l’amérique coloniale au moment où s’enclencha le processus d’abolition au xixe siècle. L’esclave devenait alors officiellement libre, mais devait, pendant un certain temps, continuer à travailler pour son ancien maître, selon des modalités prescrites par la loi. Il s’agissait d’éviter une pénurie de main-d’oeuvre, les anciens esclaves préférant aller s’engager ailleurs. L’idée était également de compenser en partie le coût de l’affranchissement pour les maîtres et de transformer progressivement les anciens esclaves en nouveaux citoyens. La période
Au milieu du xxe siècle encore, en Arabie saoudite, des esclaves étaient « loués » à des compagnies pétrolières
d’apprentissage devait durer quatre ans dans les colonies britanniques, huit à Cuba et dix au Suriname néerlandais.
D’autres exemples de condition salariée proche de la servilité nous sont donnés en Amérique latine. Au Pérou, le système que l’on appelle enganche apparaît après l’indépendance du pays, au xixe siècle, au moment où est aboli le travail obligatoire collectif (ou mita). Les propriétaires andins ont alors recours à un procédé légal afin de recruter et d’attacher à la terre des travailleurs salariés (peones) : lors de l’embauche (enganche), le patron fait à ses travailleurs l’avance nécessaire à l’entretien de leur famille (les dépenses étant à effectuer dans la boutique de l’hacienda). Il consent à des prêts, en échange de reconnaissances de dettes remboursables sur salaire et transférables aux enfants.
En d’autres lieux du monde andin ou sur la côte, grands propriétaires et sociétés agricoles capitalistes s’inspirèrent de pratiques anciennes détournées à leur profit en instituant le yanaconaje (de yanacona, personne réduite, à l’époque des Incas, à une servitude héréditaire différente de l’esclavage). Le yanacon du xxe siècle se voyait conférer l’usufruit d’une parcelle et parfois l’avance de semailles et d’engrais, en échange d’une part des récoltes (20 %). Comme le reste (vendu obligatoirement au propriétaire) ne suffisait pas à couvrir ses besoins, il se trouvait lui aussi lié à la terre par la dette. Il fallut attendre la réforme agraire du gouvernement militaire de Juan Velasco Alvarado au Pérou (1969) pour en finir avec ces deux formes de dépendance, qui se pratiquaient aussi dans d’autres pays à forte densité indienne des Amériques, comme le Mexique ou le Paraguay.
Les formes de travail contraint sont ainsi multiples. Elles montrent que le monde du travail ne se résume pas à l’opposition entre esclavage et salariat, et qu’il existe de multiples formes intermédiaires d’exploitation de l’homme.
Souplesse et rentabilité
La porosité des formes de dépendance et d’exploitation de l’homme nous impose aujourd’hui de mieux penser leurs liens ; seul moyen de les comprendre dans leur spécificité, par comparaison et mise en perspective.
Ce faisant, on s’aperçoit qu’il y a des systèmes d’exploitation de l’homme relativement rigides dans l’histoire : servitude communautaire (comme pour les hilotes de Sparte ou les pénestes de Thessalie dans le monde grec ancien), servage, péonage ou travail forcé. Rigidité pour l’exploité :
Le monde du travail ne se résume pas à l’opposition entre esclavage et salariat, il existe de multiples formes intermédiaires d’exploitation et de dépendance
mode d’entrée arbitraire, durée de la dépendance variable mais souvent à vie, voire héréditaire, degré possible d’aliénation assez large, unilatéralité fréquente des rapports exploiteur-dépendant. Rigidité pour l’exploiteur aussi qui doit compter avec des communautés (plus solidaires et difficiles à maîtriser que des individus atomisés) et avec des coutumes. Il ne peut extorquer de ces dépendants qu’un tribut ou un travail dont le contenu et le produit ne sont généralement susceptibles que de faibles et lentes variations. Tout cela pour des tensions relativement fortes, assumées cependant pour un coût d’encadrement limité.
Ce type de dépendance semble initialement tout aussi lié à des rapports de pouvoir qu’à la seule économie. Il correspond à des sociétés assez autoritaires (comme dans la Russie tsariste), fortement hiérarchisées, ouvertes sur l’économie de marché sans être totalement et pleinement en interaction avec elle.
Par comparaison, l’esclavage apparaît, pour l’exploiteur, comme le système lui assurant le pouvoir le plus absolu : mode d’entrée arbitraire, dépendance à vie et héréditaire, possession de fait et souvent de droit de l’exploité. Il lui assure aussi la plus grande gamme de services possibles. Cette souplesse dépasse en outre le seul plan économique (l’esclave n’est en effet pas seulement un instrument de production, mais aussi de reproduction, de pouvoir, d’influence…).
Ses limites principales, pour l’exploiteur, se situent du côté des tensions induites par le
Notes 1. Cf. X. Paulès, « Coolies : la traite oubliée », L’histoire n° 397, mars 2014, pp. 68-73. 2. Des sociétés démocratiques comme l’athènes classique ont pu coexister avec un esclavage dont l’importance a été récemment réévaluée à la hausse. Mais les droits (et devoirs) du citoyen n’y étaient de fait accordés qu’à une minorité de personnes.
système, et donc de son coût d’encadrement (et aussi de reproduction). Ce à quoi s’ajoute une réelle et forte rigidité du fait du caractère viager de l’esclavage (on peut, certes, se dessaisir d’esclaves âgés, jeunes ou rebelles, mais à quel prix ?). L’esclavage, de ces points de vue, apparaît comme un « système ouvert » : souplesse et rigidité, gamme étendue de variantes et d’ouvertures sur d’autres systèmes, présence dans des sociétés peu ou largement ouvertes sur l’économie de marché, autoritaires et/ou démocratiques.
Ses principales limites systémiques renvoient à ses modalités de reproduction (taux de reproduction naturel souvent faible et dépendance par rapport à des zones d’approvisionnement généralement externes, sujettes aux variations du marché et des rapports de force guerriers) et, surtout, à sa totale incompatibilité avec l’émergence d’une démocratie fondée sur l’universalité des droits de l’homme2. D’où le fait que les formes contemporaines d’esclavage tendent à masquer ou bien à mettre entre parenthèses la dimension « possession » de l’esclave par son maître. Ce qui n’empêche pas nombre d’autres caractères de demeurer (dépendance individuelle, mode d’entrée arbitraire, degré d’aliénation élevé…), tandis que d’autres renforcent sa souplesse (esclaves désormais « jetables » comme des salariés).
A cette aune, l’esclavage partage certains points en commun avec le salariat qu’on ne retrouve ni dans le péonage ni dans les servitudes communautaires : il concerne des individus isolés ; les tâches pouvant être confiées à l’esclave sont quasi illimitées.
Le salariat demeure cependant le système le plus souple, pour l’« exploité » (du fait de sa plus grande liberté de manoeuvre – théorique et réelle – par rapport à tous les autres systèmes) comme pour l’« exploiteur ». Il s’agit aussi sans doute du système le plus rentable pour le second. C’est également celui qui est le plus en phase avec une société où l’économique devient essentiel, ainsi que la démocratie libérale fondée en partie sur l’idéologie du contrat, l’importance de l’individu et le principe de l’universalité des droits de l’homme. n