« Il faut réhabiliter Charles VII !»
On attribue toujours à Jeanne d’arc la victoire de la France à l’issue de la guerre de Cent Ans. Et s’il fallait plutôt y voir le résultat de la laborieuse patience de Charles VII, ce roi négligé et mal aimé ? Pour Philippe Contamine, cela ne fait pas de
Entretien avec Philippe Contamine
Voilà presque un demi-siècle que Philippe Contamine fréquente Charles VII. Dans la biographie qu’il lui consacre, il propose, grâce à une nouvelle appréhension des sources narratives, des documents administratifs et de l’iconographie, une relecture de la politique du roi, en qui il voit aussi un témoin de la naissance de l’individu.
L’histoire : Pourquoi avoir écrit une biographie de Charles VII aujourd’hui ? Une nouvelle lecture de son règne s’imposait-elle ? Philippe Contamine : Au départ spécialiste de la guerre dans la France du xive-xve siècle, j’ai rencontré Charles VII à ce titre il y a bien des années. Il fut en effet à l’origine de plusieurs innovations dans le domaine militaire comme les compagnies d’ordonnance créées en 1445 ou les francs-archers (1448), qui ont duré moins longtemps mais qui sont plus intéressants car il s’agit de la première infanterie nationale. Depuis, on peut dire que je l’ai toujours eu dans un coin de ma tête, même quand je travaillais surtout sur Jeanne d’arc, dont l’admirable figure éclipse bien souvent celle de Charles.
Mais, quand même, Charles exigeait ou méritait d’être revisité. Né en 1403, Charles est aux affaires de 1417 (quand il devient dauphin) à 1461 : pendant près de cinquante ans, les documents permettent de le suivre pas à pas. Ce long parcours, qui peut sembler sinueux mais qui ne manque pas d’unité et de cohérence, est d’autant moins anodin qu’il correspond à une étape fondamentale dans la construction de la France. Il est tout de même celui qui restaure l’autorité royale après, d’une part, la guerre étrangère, entre Anglais et Français, et, d’autre part, la guerre civile, entre Armagnacs et Bourguignons (cf. p. 60). Il s’appuie pour cela sur une réforme en profondeur de l’armée qui passe par sa professionnalisation. Et financer correctement cette armée l’amène à régulariser le régime fiscal : à partir de 1439, il parvient à se passer des états généraux pour la levée annuelle de l’impôt. L’essor de l’état dit moderne connaît une nette accélération sous Charles VII.
Pourtant, on ne retient souvent qu’un personnage « falot », un « triste sire », dépassé par les événements, manipulé par des hommes et des femmes dont il est le jouet – une image que l’on retrouve depuis longtemps chez les historiens comme dans les productions grand public, en particulier celles qui tournent autour de Jeanne d’arc.
D’où vient cette image ?
Certains contemporains de Charles ont déjà contribué à la forger. Mais ces témoignages critiques sont minoritaires et, dès la deuxième moitié du règne, dans l’ensemble, on a considéré qu’il était un grand roi : il avait réussi non pas simplement parce qu’il avait de la chance ou qu’il avait été bien servi mais aussi en raison de sa propre action, fruit d’une perspicacité en éveil.
L’épisode Jeanne d’arc est pour beaucoup dans sa légende, sinon noire, du moins grise. Très vite il apparaît comme le roi qui a abandonné Jeanne alors qu’elle lui a offert la couronne. Et, après sa mort par le feu en 1431, il met si longtemps à la réhabiliter : tout cela ne plaide pas en sa faveur.
Au xixe siècle, l’exploration massive des sources est lancée par Auguste Vallet de Viriville (18151868) puis par Gaston du Fresne de Beaucourt (1833-1902), qui a vu encore plus de documents1. Vallet refuse tout talent à Charles tandis que Beaucourt lui est favorable sans qu’il taise ses défauts et ses manques. Il faut dire qu’il était royaliste, contrairement à Vallet, ami de Michelet et franchement républicain. Finalement, c’est la vision de Vallet qui l’a emporté chez les historiens universitaires et dans le cinéma.
Côté anglais, je m’appuie sur les travaux de Malcolm Vale, qui a publié un livre perspicace sur Charles VII en 19742. Il est le premier, notamment, à écrire que, contrairement à ce qu’on pensait, Charles VII a peut-être davantage instrumentalisé son entourage que l’inverse.
On sort du règne d’un père fou, le royaume est déchiré… Comment le nouveau roi gère-t-il cette terrible entrée en matière ?
On peut résumer sa situation de départ en une formule : c’est un héritier déshérité. Et pendant tout son règne il aura une obsession : récupérer son héritage, sans rien en abandonner, et ensuite le préserver, contre toutes les menaces. Certains auraient tenté de négocier avec l’adversaire d’angleterre, lui non.
Charles était le cinquième fils de Charles VI et d’isabeau de Bavière. C’est seulement en avril 1417, à 14 ans, qu’il est devenu le dauphin de France, après la mort successive de ses frères Louis, duc de Guyenne, en 1415, et Jean, duc de Touraine, deux ans plus tard. Il avait été confié à la maison d’anjou, proche plutôt du parti armagnac que du parti bourguignon. Au fond, c’est un peu un hasard s’il se retrouve associé aux Armagnacs alors que la maison de France est divisée en deux camps, depuis que la folie de Charles VI a suscité une rivalité, de plus en plus âpre, pour le contrôle et l’exercice du pouvoir au plus haut niveau.
Très vite, Charles soutient avec force que cette division n’est pas naturelle et qu’il faut aboutir à une union « nationale », contre l’anglais. Il échoue mais les torts sont partagés. En 1419, à Montereau, Jean sans Peur, duc de Bourgogne, est assassiné sous les yeux du dauphin autoproclamé régent – titre plus prestigieux – et sans doute avec sa complicité. Ce meurtre exaspère la lutte. Philippe le Bon, fils et héritier de la victime, décide alors de s’allier aux Anglais, en position de force depuis la victoire à Azincourt (1415).
Henri V a commencé la conquête de la France par la Normandie en 1417. Il se rapproche de Paris. Philippe le Bon, non sans hésitation, se dit qu’il faut prévenir une éventuelle alliance entre les Armagnacs et Henri V : pour cela, il avalise la prétention de l’anglais sur la couronne de France. Le résultat est le traité de Troyes de 1420 signé par Henri V et Charles VI, considéré par beaucoup, dès l’époque, comme « honteux » mais qui a aussi l’apparence – on l’oublie trop – d’offrir une solution pour sortir de la guerre de Cent Ans : à terme, un seul roi pour deux royaumes, chacun d’eux s’administrant de façon autonome sur un pied d’égalité. Une fois Charles VI disparu, Henri V serait le roi des deux nations, mais en maintenant la France dans son intégrité. Le fait même qu’il ait voulu cette égalité prouve que, du moins pour lui, la France existe bel et bien. Mais ce traité est rejeté par les Armagnacs qui voient dans les Anglais des envahisseurs et des dominateurs. Pour eux, le traité de Troyes ne peut être qu’une humiliation et la prétendue union des deux couronnes qu’un leurre. Ils achèvent alors de se convaincre et de proclamer qu’ils sont les loyaux et les vrais Français.
Et voilà que Charles VII a un nouveau coup de chance : Henri V, dont les capacités ne manquent pas d’impressionner (on apprécie notamment sa justice), meurt en 1422. Quelques mois plus tard, c’est au tour de Charles VI. Restent alors, face à face, Charles VII (19 ans) et Henri VI (1 an), le fils d’henri V et de Catherine, soeur de Charles VII, donnée en mariage pour confirmer le traité de Troyes. Le problème de la légitimité est posé de façon dramatique.
Comment Charles s’y prend-il pour gagner la guerre et réassurer son pouvoir ?
C’est une affaire militaire et politique. Les Anglais ont fait leurs preuves, leur
« Très vite apparaît l’idée qu’il est le roi ayant abandonné Jeanne d’arc alors qu’elle lui a offert la couronne »
commandement est très bon et ils sont alliés aux Bourguignons qui sont loin d’être de mauvais soldats. Du côté de Charles VII, en revanche, les nobles se dérobent et, même dans sa sphère d’influence (le royaume de Bourges), il peine à se faire obéir. Il doit combler ce manque à grands frais en faisant venir des mercenaires – les plus nombreux étant les Écossais, qui, à plusieurs reprises, ont été son salut.
Côté politique, l’idée est de se faire reconnaître comme roi de France par les puissances voisines au détriment de son neveu. Il y parvient. De même, les papes l’ont toujours considéré comme le vrai roi, malgré quelques désaccords. A l’international donc, Charles l’emporte largement, ce qui n’est pas rien.
Mais le plus dur, c’est d’imposer son pouvoir à l’intérieur. Il doit gagner une à une les grandes maisons princières : Armagnac, Foix, Bourbon, Orléans, Bretagne, Anjou. Les plus récalcitrants furent les Bourguignons avec qui la réconciliation, au moins apparente, n’intervient qu’en 1435 : c’est le traité d’arras par lequel Philippe le Bon reconnaît Charles comme roi de France.
Le roi doit aussi convaincre ses « bonnes villes », qui représentent une vraie force politique : or, au départ, bien peu lui sont acquises. Elles préfèrent le régime bourguignon, réputé plus respectueux de leur autonomie.
L’épisode de Jeanne d’arc l’a aidé à mener cette politique… Quelles relations noue-t-il avec elle ? Il faut replacer Jeanne dans un contexte religieux que l’on perçoit mieux depuis quelques années grâce aux travaux, notamment, de Colette Beaune et d’andré Vauchez : c’est la dimension prophétique de la politique. Prophètes et surtout prophétesses sont là pour annoncer ce que Dieu veut pour les peuples et pour les rois. Il faut mesurer à quel point Jeanne apparaît dans un moment d’angoisse, où tout peut s’écrouler avec la chute d’orléans, qui aurait très bien pu se produire. Si la ville était tombée, Charles aurait peut-être été entraîné dans sa chute. Il se serait réfugié au loin, aurait bien sûr conservé les armes de France, avec obstination, mais tel un vain titre. Mais voilà : en maijuin 1429, les victoires de la Pucelle desserrent l’étau anglais et ouvrent la route vers Reims, où Charles est sacré et couronné le 17 juillet.
Comment parvient-elle à obtenir la confiance du roi ? Il y a là une part de mystère. Il faut supposer chez Jeanne une force de conviction hors du commun. Charles n’est pas un mystique mais il est quand même disposé à admettre que la Providence peut intervenir en faveur du « saint » royaume de France et de son roi « très chrétien ». Jeanne dit qu’elle est là au nom de Dieu et qu’elle en fera la preuve devant Orléans assiégée. Charles VII, après avoir examiné ses moeurs et ses paroles, lui accorde une chance. Tout éventuel qu’il soit, refuser ce secours du ciel serait se montrer bien ingrat !
Ce qu’il faut comprendre, c’est que Charles et son entourage mettent en place, autour de Jeanne, une nouvelle stratégie. Elle s’inscrit dans le dessein royal, au bon moment. Une propagande informelle vise à montrer qu’elle a été annoncée par d’antiques prophéties, comme celles de Bède le Vénérable, de la Sibylle et de Merlin. Et puis Jeanne est tout de même une prophétesse originale : elle annonce qu’elle accomplira elle-même ses prophéties – et des prophéties aussi claires que précises. C’était un risque énorme ! Alors Charles a-t-il cru à sa mission, a-t-il vu en elle une « fille de Dieu » ? Je le pense, du moins pendant un certain temps.
Cependant, ils n’ont pas la même vision de la situation politique. Jeanne est radicale : à ses yeux, les Anglais sont des ennemis, des étrangers, qui doivent quitter la France sans délai, au profit de Charles, lieutenant de Dieu. Elle rêve même de réunir Français et Anglais pour une nouvelle croisade. Quant aux Bourguignons, ce sont des traîtres, des rebelles, qui doivent se soumettre au roi en lui demandant pardon.
Charles et son entourage sont beaucoup plus pragmatiques. C’était un trop gros morceau que de l’emporter sur les Anglais épaulés par les Bourguignons, même après la levée du siège d’orléans (8 mai 1429) et la victoire de Patay (18 juin 1429). Et il ne faut pas oublier que Charles dispose d’une France terriblement appauvrie, en
hommes et en argent. L’espace français tout entier ne comptait à cette date pas plus de 10 millions d’habitants, contre probablement le double en 1340, avant la peste noire et la guerre.
Entre la politique guerrière et optimiste de Jeanne d’arc et celle, diplomatique et réaliste, de Charles VII, il ne s’agissait pas d’un simple malentendu mais bien du choc de deux tempéraments. Cela a pu les éloigner.
Un autre élément a dû entrer en ligne de compte : Jeanne avait beaucoup « prophétisé » et notamment qu’elle allait reprendre Paris. Mais, cette fois, elle échoue (septembre 1429). L’entourage clérical de Charles VII s’interroge alors sur les limites de son pouvoir prophétique. C’est l’origine d’une thèse qui vivra jusqu’au xixe siècle. Jeanne d’arc se serait vu confier par Dieu deux missions, pas plus : lever le siège d’orléans et conduire le roi se faire sacrer à Reims. Après quoi, elle aurait dû rentrer dans le rang et retourner élever ses moutons à Domrémy. Jeanne avait, en quelque sorte, péché par orgueil, par « outrecuidance » , comme le dit en substance Regnault de Chartres, chancelier de France et archevêque de Reims.
En 1431, Charles VII abandonne donc Jeanne aux mains d’un tribunal d’inquisition qui la condamne. Pourquoi la réhabiliter vingt ans plus tard ?
Le procès de révision, débouchant sur la réhabilitation, est lancé par Charles en 1450 dans une lettre qui sous-entend l’injustice de sa condamnation. Le roi confie une enquête à son conseiller Guillaume Bouillé, docteur en théologie : il doit notamment recueillir des témoignages sur le déroulement du procès de 1431. Bouillé fait partie de ceux qui ont fait comprendre à Charles VII que, pour son honneur, Jeanne d’arc doit être rejugée à titre posthume puis innocentée.
Le procès de 1450-1456 témoigne d’un moment où le roi a repris la main. Avec la brillante reconquête de la Normandie en 1449-1450, il voit que décidément la guerre contre les Anglais tourne en sa faveur. Et à l’intérieur, il a à peu près rétabli l’ordre. Son armée, c’est aussi sa police ou sa gendarmerie. Le voilà aussi en mesure de présider à des lits de justice – des séances exceptionnelles du parlement où le roi s’impose, seul, sur les questions importantes. Il peut aussi mener des procès d’état comme celui de Jacques Coeur en 1451. La décennie 1450 est une véritable charnière de son règne, celle où il devient Charles le « très victorieux » .
Jacques Coeur… voilà un autre motif de douter de Charles VII. Pourquoi lancer un procès contre ce grand argentier auquel il doit tant ?
A n’en pas douter, Jacques Coeur fut un homme exceptionnel : né à Bourges vers 1395, il est devenu argentier du roi en 1438 (d’où son surnom « l’argentier »). A ce titre il est chargé de fournir à la cour des joyaux, des fourrures, des soieries et d’autres objets précieux. Mais surtout
il s’engage très vite dans le commerce au long cours avec l’orient. Ses galères entendent rivaliser avec celles de Venise et de Gênes. L’affaire se révèle fructueuse : il investit dans toutes sortes d’entreprises, en France, à Florence et ailleurs. Il peut ainsi prêter des sommes considérables à un Charles VII toujours à court de liquidités. Jacques Coeur a notamment financé la reconquête de la Normandie, même si ces fonds proviennent au moins en partie de l’argent public ! En effet, très proche du roi, il avait aussi acquis des responsabilités dans la levée des impôts. Et bien sûr il en profite largement.
Sa soudaine disgrâce, en 1451, peut surprendre, même si les griefs de concussion et de corruption sont fondés. Peut-être cet homme ambitieux, d’immense initiative, a-t-il agi trop vite et trop fort, suscitant du coup bien des envieux, parmi les marchands – qui l’accusent d’avoir « empoigné » toute la marchandise du royaume – et parmi les courtisans – jaloux de son influence et qui sont aussi ses débiteurs.
Son procès fut loin d’être équitable : absence d’avocat, usage de la torture, menaces diverses… Les actes, découverts récemment, manifestent la bonne foi de l’argentier – même s’il concède avoir un peu fraudé. Il n’admet pas d’être si mal traité, après tant de services rendus à la couronne. Accusé du crime de lèse-majesté, il aurait dû être condamné à mort, mais Charles VII lui laisse la vie sauve, non sans confisquer tous ses biens. Le Trésor royal en tira profit. En fait Jacques Coeur a été victime de ce que bien d’autres conseillers de Charles VII ont vécu : la roue de la fortune avait tourné.
Qu’est-ce à dire ? Sa conception du métier de roi s’exprime-t-elle dans cette façon d’écouter ou d’écarter ses conseillers ?
Charles VII est réputé, déjà de son vivant, être bien servi. Mais dans les explications qu’il a données à sa demi-soeur Marguerite de Valois, dont il était très proche, vers 1440, il dit que ce n’est pas le fruit du hasard, qu’il est le maître du jeu. Sa règle est de susciter l’émulation entre ses conseillers. Toute convoitée qu’elle soit, la place de conseiller principal est un siège périlleux : si celui qui l’occupe n’est pas à la hauteur, il risque à tout moment de tomber.
Charles utilise aussi l’image de la roue de la fortune : les gens s’y accrochent mais c’est lui qui la tourne – nul n’est jamais assuré du lendemain. Cela dit, en dépit de sa justification a posteriori, je ne suis pas sûr qu’il ait été à toutes les périodes franchement maître du jeu. En tout cas, c’est sous son règne qu’apparaissent les « gouverneurs », ceux qu’on appellera plus tard des favoris, comme Georges de La Trémoille ou Pierre de Brézé, qui furent l’un comme l’autre des sortes de Premiers ministres (cf. p. 59).
A vrai dire, on peut comprendre cette pratique autrement : Charles est entouré d’intrigues et il n’a pas assez d’autorité naturelle pour les étouffer dans l’oeuf. Il est condamné à ruser, à agir par des voies obliques. Un contemporain explique que, quand il veut se débarrasser de quelqu’un, on le voit prudemment avancer ses pions. Un mode de gouvernement qui montre sa subtilité mais aussi une forme d’impuissance.
Diriez-vous qu’il fut un grand politique ?
C’est un roi qui s’inscrit plus dans la continuité que dans la rupture. C’est un héritier, celui de la prestigieuse royauté française, tout affaiblie qu’elle soit par la guerre de Cent Ans. L’idée de restauration s’impose. Mais à la faveur de celleci, des avancées voient le jour.
Dans le domaine militaire, mobiliser toutes les ressources du royaume pour la guerre du roi est une vieille ambition. Au niveau des principes, Charles VII innove peu ; en revanche dans la pratique il est en mesure d’aller plus loin. De même dans le domaine fiscal : il s’agit d’habituer le plus grand nombre de Français à payer l’impôt. En faire des contribuables consentants, voire exemplaires ! Cette idée était déjà présente sous Philippe le Bel (1285-1314), mais il a fallu des générations et bien des épreuves pour qu’elle prenne réellement corps.
Un autre élément de continuité : la place des états généraux et provinciaux. Les rois de France ne se résignent pas à gouverner sous leur contrôle, à la différence par exemple des rois d’angleterre. Ils acceptent bien de négocier avec les députés représentant le haut clergé, les seigneurs et les bonnes villes, mais dans d’étroites limites. Ils entendent avoir le dernier mot.
Ainsi, ce processus qu’on a qualifié de « genèse de l’état moderne », qui commence dès la fin du xiiie siècle et qui a connu beaucoup d’aléas, se poursuit avec Charles VII, dans un contexte guerrier qui a servi de puissant accélérateur en matière fiscale et militaire. Les Français ont accepté de payer le prix de leur sécurité.
Vous semblez bien le connaître, désormais… Sur quoi repose cette intimité ?
C’est d’abord le premier roi dont on ait un portrait franchement réaliste, dû à Jean Fouquet, et quel portrait ! Réaliste mais aussi symbolique : je songe au contraste entre ce visage morne et las, ce corps sobrement habillé, cet étrange chapeau qui n’a rien de royal, la banalité des rideaux, et cette inscription le proclamant le très victorieux roi de France. Ce portrait nous dit à la fois la résignation inquiète de l’homme et la fierté du roi.
« Il participe à la genèse de l’état moderne. Les Français ont accepté de payer le prix de leur sécurité »
Je me suis aussi servi des témoignages contemporains, et notamment du chroniqueur bourguignon Georges Chastelain. Celui-ci l’admire sincèrement mais en même temps parle de ses « vices » : l’envie, la méfiance et surtout son caractère muable, ce qui implique de sa part un manque de franchise. On a aussi des lettres d’ambassadeurs milanais qui parlent du roi de façon directe, notamment de sa santé dont la dégradation est suivie par toutes les cours d’europe. Notre connaissance de Charles VII en tant qu’individu est sensiblement meilleure que celle de Saint Louis, si l’on en croit Jacques Le Goff.
N’exagérons rien : par exemple de ses rapports avec la mythique Agnès Sorel on ne sait pas grand-chose d’un tant soit peu personnel. Réputée pour sa beauté, la « belle Agnès » fut sa maîtresse en titre en 1443, alors qu’elle avait 20 ans ou un peu plus, jusqu’à sa mort en 1450. On est porté à croire que le roi, alors quadragénaire, en fut réellement amoureux, qu’elle fut son soleil. Elle lui donna trois filles, dont on peut suivre l’honorable destinée.
C’est la première fois qu’une maîtresse d’un roi de France n’est pas une passade. Il lui offre des terres en viager, des bijoux, une confortable pension. Et à sa mort, dont les circonstances laissent sa part au doute (le poison glissé par des jaloux ?), il lui fait faire deux magnifiques tombeaux, dont l’un est conservé dans la collégiale Saint-ours de Loches – l’autre se trouvait dans l’abbaye normande de Jumièges.
Elle eut peut-être aussi un rôle politique, notamment en 1449 pour décider Charles VII à se lancer dans la reconquête de la Normandie. Elle lui aurait dit que « les grands rois ont les grandes affaires » et que sa renommée s’accroîtrait d’autant auprès des dames…
Vous dites et écrivez : « J’ai rencontré Charles VII. » Quelle relation lie-t-on avec un personnage quand on écrit sa biographie ?
Je dois reconnaître une sorte d’empathie à son égard à force de scruter encore et encore son portrait, avec son air pitoyable. Il y a dans cette triste figure quelque chose d’attachant. Plutôt malingre, Charles n’avait pas le physique pour s’imposer, il n’était pas un bon cavalier, il n’aimait pas la guerre en un temps où les Français attendaient un roi de guerre pour les sauver ! Malgré ses handicaps et ses limites – cette ingratitude dont il s’est rendu plusieurs fois coupable – ce n’est pas un médiocre mais un homme dont je devine l’intelligence, la lucidité, et surtout chez lequel je constate le souci de bien faire, avec les moyens du bord.
Au total : que dire de sa personnalité, dont, toutes proportions gardées, je suis devenu familier ? Je n’oublie pas, déjà, qu’on a le droit de changer entre 17 et 58 ans ! Cela dit, je le perçois comme un homme clément par nature, par culture ou par calcul. Un esprit avisé, que l’expérience a rendu prudent au point de paraître souvent en retrait. Il ne manquait ni de savoir ni de savoir-faire et il connaissait son monde. Pas dénué d’éloquence, il n’hésitait pas à prendre la parole, ainsi devant les ambassadeurs bourguignons.
Il fut aussi un roi appliqué, travailleur, contrôlant de près l’action de ses gens comme le montre par exemple la multitude de ses signatures autographes, ainsi au bas des documents financiers. Pendant longtemps il a eu la réputation d’avoir perdu allègrement la France tout en faisant l’amour à la belle Agnès. Pure et simple caricature.
On considère souvent que c’est son fils, Louis XI, qui a structuré le pouvoir royal, donnant au royaume les clés d’une certaine modernité politique. Je pense pour ma part que Charles l’a largement précédé dans cette tâche, d’où mon essai – nuancé – de réhabilitation, précisément en contrepoint avec ce terrible fils, peut-être trop vanté et cela depuis si longtemps.
Quant au genre biographique, je l’ai en l’occurrence affronté sans remords, car je crois qu’il permet de soulever concrètement de nombreux problèmes d’une époque donnée, dans leur rigoureuse temporalité, au fur et à mesure qu’ils se présentent. Je me plais à penser que ce n’est pas un genre mineur – tout comme Charles VII ne fut pas un roi mineur ! n