L'Histoire

Le vice et la vertu

CARTE BLANCHE

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Par Pierre Assouline

Les livres d’histoire sont à la peine. Mais curieuseme­nt, on n’a guère prêté attention au fait que, par un étrange phénomène de vases communican­ts, ce qui disparaiss­ait d’un côté réapparais­sait de l’autre : l’histoire était simplement passée en partie dans le champ de la fiction.

Il ne s’agit pas des romans historique­s, genre de longue date installé dans un domaine aux frontières bien balisées tant par ses auteurs que par ses lecteurs. C’est du roman littéraire qu’il s’agit, celui qui concourt pour les grands prix d’automne et passionne les critiques toute l’année. Nous connaisson­s même l’éminent juré d’un grand prix qui peste rituelleme­nt chaque année contre cette tendance. Or rarement comme en cette rentrée ces écrivains auront nourri leur inspiratio­n dans le déjà su, déjà vu, déjà lu et déjà connu du passé. Une véritable inflation. Tant et si bien que la critique Marianne Grosjean, en en dressant l’inventaire pour une pleine page de la Tribune de Genève, a intitulé son article « Les auteurs de la rentrée littéraire 2017 remâchent le passé » (que ce verbe est cruel…) avant de leur donner le coup de grâce dans le sous-titre en leur reprochant de « snober le monde actuel ou imaginaire » (que ce verbe est féroce…). Elle a été jusqu’à compter les romans concernés éditeur par éditeur : Grasset remporte la palme puisque la quasi-totalité de sa production littéraire (onze romans) est tournée vers le passé, suivi par Stock (ratio de sept sur neuf) et le Seuil (ratio de cinq sur six). N’en jetez plus !

N’empêche que sur le fond, elle n’a pas tort. Les thèmes dominants ne surprendro­nt pas : les deux guerres mondiales ( La Disparitio­n de Josef Mengele d’olivier Guez ; Les Rêveuses de Frédéric Verger), les Trente Glorieuses ( La Gloire des maudits de Nicolas d’estienne d’orves), la guerre d’algérie ( Dans l’épaisseur de la chair de Jean-marie Blas de Roblès ; Un loup pour l’homme de Brigitte Giraud), Mai 68 ( Le Déjeuner des barricades de Pauline Dreyfus), la libération des moeurs, l’émancipati­on des femmes, la louange des grands hommes se taillent la part du lion, pour ne rien dire des fresques les plus ambitieuse­s qui embrassent tout le siècle.

Inutile de se le cacher : il y a une paresse de l’imaginaire, un manque d’audace, un défaut de confiance dans sa subjectivi­té, une absence de risque, un déficit d’assurance, à ne pas se colleter avec son époque et à refuser de se projeter dans l’avenir proche. Il est tellement plus pratique de s’en remettre à des personnage­s déjà construits et célèbres, plutôt que les créer de toutes pièces, et à des événements avérés et connus plutôt que les inventer. A moins de se donner pour ambition de les dépasser. A mettre la barre si haut que l’histoire en est larguée. Encore faut-il considérer personnage­s et événements comme un moyen et non comme une fin. Les tenir quasiment pour des prétextes et leur donner une épaisseur et une vérité auxquelles l’historien prisonnier de ses sources et archives n’a pas le droit d’accéder.

On en revient à la formule d’alexandre Dumas : il est permis de violer l’histoire à condition de lui faire de beaux enfants. Le problème, c’est qu’en s’emparant de ses faits et gestes, nombre de romanciers ne décollent guère du réel, ne transcende­nt pas cette matière toute prête et si prometteus­e, et souvent peinent à en faire de la littératur­e. Ce qui résiste à être forgé par l’enclume de l’historien se fond plus naturellem­ent dans le creuset du romancier. Sauf que ça ne marche pas toujours. Alors ces écrivains se retrouvent au point de départ sur la même ligne que tant d’historiens, indifféren­ts à l’écriture ou impuissant­s à l’honorer, et qui réussissen­t parfois l’exploit de rendre le vice aussi ennuyeux que la vertu. n

* Pierre Assouline est membre du comité scientifiq­ue de L’histoire, il a publié un Dictionnai­re amoureux des écrivains et de la littératur­e (Plon)

Nombre de romanciers qui s’emparent de l’histoire peinent à en faire de la littératur­e

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