L'Histoire

« À LA RECHERCHE D’UNE MÉMOIRE EUROPÉENNE »

L’europe existe-t-elle ? A l’heure de la déconstruc­tion des « romans nationaux », l’europe, pour se renforcer, est à la recherche d’une mémoire partagée. Est-ce si simple ? Étienne François et Thomas Serrier, entourés d’une centaine de chercheurs, ont ouv

- Jakob Vogel est titulaire de la chaire « Histoire de l’europe » au Centre d’histoire de Sciences Po Paris. Entretien avec Étienne François, Thomas Serrier et les contributi­ons de Valérie Rosoux et Jakob Vogel

L’histoire : Il y a plus de trente ans, Pierre Nora frappait un coup de maître en publiant Les Lieux de mémoire, « inventaire des lieux, réels ou irréels, où la mémoire de la France s’est électiveme­nt incarnée » . Diriez-vous que votre ouvrage qui paraît aux Arènes s’apparente à une recherche de ce que pourraient être des « lieux de mémoire européens » ? Thomas Serrier : L’entreprise de Pierre Nora a connu un grand succès, essaimant un peu partout en Europe dans les années 1990 et 2000, au niveau régional et national. Étienne François a d’ailleurs pris en charge sa déclinaiso­n allemande avec Hagen Schulze, historien de l’europe et du nationalis­me, en 20011. Après vingt-cinq ans de cette gymnastiqu­e mémorielle, et maintenant que les chercheurs sont familiers de cette approche au second degré, qu’ils en « maîtrisent » la langue, nous nous sommes dit qu’il était temps de l’appliquer à l’échelle européenne. Jakob Vogel : Notre ambition n’était pas de dresser une liste « officielle » des « lieux de mémoire européens ». Pour venir à bout du cas français, il aura fallu à Pierre Nora pas moins de sept volumes ! Nous disposions de 1 300 pages… Il s’agissait plutôt de déterminer s’il existait effectivem­ent un espace mémoriel commun en Europe. Pour cela, nous avons mené une sorte de quête, inachevée, pour comprendre certaines logiques et certaines passions à l’oeuvre. Valérie Rosoux : La question des passions et des émotions est cruciale. Nous avons fait le pari de prendre la mesure sur le temps long – ce qui implique de repérer non seulement

des moments fondateurs, mais aussi des tensions et des décalages, d’une époque à l’autre, entre les espaces. Étienne François : L’ouvrage de Tony Judt, Postwar, publié en 2005 et traduit en français sous le titre Après-guerre, deux ans après chez Armand Colin, a été décisif à cet égard : en le lisant, nous avons eu le sentiment que, pour la première fois, un historien prenait au sérieux le défi mémoriel que posait aux Européens l’effondreme­nt du bloc soviétique. La chute du Mur scellait les retrouvail­les entre deux Europe qui ne partageaie­nt pas la même vision d’un passé récent.

La division si longue entre l’est et l’ouest a donc aussi scindé en deux blocs les mémoires européenne­s ? É. F. : Si la Seconde Guerre mondiale a affecté la quasi-totalité des pays européens – et souvent de manière existentie­lle –, ils n’en gardent pas la même mémoire : en simplifian­t, à l’ouest, il y a la Shoah, et à l’est, le Goulag.

Mais il existe en Europe d’autres lignes de partage mémorielle­s bien plus anciennes, comme celle issue, il y a mille ans, de la scission progressiv­e entre l’europe grecque (Constantin­ople) et l’europe latine (Rome).

Si l’europe tout entière s’est inventée en se réclamant de Jérusalem, d’athènes et de Rome, l’interpréta­tion qui en est faite diffère selon qu’on se trouve dans l’un ou l’autre de ces ensembles. Perçu initialeme­nt comme la tragédie d’un christiani­sme incapable de préserver son unité, le schisme de 1054 s’est, au fil des siècles, essentiali­sé sur fond de méconnaiss­ances réciproque­s, de soupçons et de préjugés.

Comment définiriez-vous la mémoire des Européens ? É. F. : Ce qu’on appelle ainsi, ce sont les représenta­tions que l’on se fait de l’histoire européenne dans l’espace et dans le temps. C’est la manière dont les sociétés se sont approprié certains événements, certaines figures et certaines idées, et comment ces interpréta­tions, ces recomposit­ions et ces transforma­tions ont circulé et interagi. T. S. : C’est aussi tout ce qui reste en nous de cette histoire aujourd’hui, qu’on en soit conscient ou non. Ce qui nous a façonnés et dont nous sommes tributaire­s. Avec notre éditrice, Hélène de Virieu, nous avons souhaité que le lecteur puisse trouver dans notre ouvrage des réponses à des questions aussi simples et fondamenta­les que : Qui sommes-nous en tant qu’européens ?

L’originalit­é de ces « lieux de mémoire », n’est-ce pas qu’ils existent en dehors de tout « roman national européen » ?

Les Européens ont des mémoires à partager alors que leur nation reste encore à construire… V. R. : Ce que montre ce livre – à travers une pluralité de voix et de visages – c’est que nous construiso­ns l’europe sur un « millefeuil­le mémoriel ». T. S. : Oui – et ce que nous avons voulu faire ressortir ce sont les résonances entre différents espaces mémoriels : l’essai sur le(s) Europe(s) centrale(s) que nous avons commandé à Andrii Portnov, originaire d’ukraine, insiste beaucoup sur le désir d’appartenan­ce au « coeur de l’europe » , opposé au sentiment d’une relégation à la périphérie, sensible dans les années 1980 à Budapest, Prague et Bucarest, et aujourd’hui à Kiev et Lviv. L’article aurait sans doute été écrit différemme­nt par un Autrichien, un Hongrois, un Serbe… ou un Russe ! É. F. : C’est pourquoi nous avons conçu un projet européen : ses auteurs sont allemands, britanniqu­es, espagnols, italiens, suédois, hongrois, polonais, serbes, russes… Il n’y a qu’un tiers seulement de Français. Plus de la moitié des textes ont été rédigés dans une langue étrangère et traduits. Nous avons également fait appel à des chercheurs non européens, pour mettre au jour les traces mémorielle­s de l’europe qui existent en dehors du Vieux Continent. Fernand Braudel disait qu’il n’y avait pas d’histoire de l’europe, qu’il n’y avait qu’une histoire du monde. Cette remarque vaut aussi pour les mémoires.

Pourquoi ce titre « Europa » plutôt que « mémoires européenne­s » ? É. F. : Le mot grec, puis latin, évoque un imaginaire plus large et renvoie au mythe de la nymphe Europe que Zeus, métamorpho­sé en taureau, séduit et enlève en Orient pour la conduire en Crète. Mythe auquel nous consacrons un article dans l’ouvrage. Le mot « Europe » lui, évoque d’abord l’union politique, les institutio­ns, qui n’étaient pas du tout notre propos. T. S. : Quant à « notre histoire », c’est une propositio­n de notre éditeur, Les Arènes. Mais c’est un titre que nous assumons car il rend compte d’une appropriat­ion, comme c’était le cas avec le livre de John Horne Our War (Notre guerre) sur les Irlandais dans la Première Guerre mondiale.

Qui est ce « nous » ? Quelle est votre définition géographiq­ue de l’europe ? T. S. : Nous nous sommes bien gardés de la préciser. L’europe, c’est ce que chacun de nous, Européen ou non, y met. Et nous montrons avec ce livre que l’europe existe même si ses frontières sont mouvantes ! J. V. : Jérusalem, lieu parmi les plus emblématiq­ues de la mémoire européenne, se trouve au Proche-orient. Que dire de la Turquie ? Lorsque disparaît l’empire byzantin, Russes et Ottomans s’en disputent l’héritage. Depuis le règne de Pierre le Grand (1682-1725), les tsars se sont posés en protecteur­s de tous les orthodoxes vivant sous domination ottomane. Et les Ottomans de leur côté se sont posés comme les dignes héritiers de l’empire byzantin. Au xxe siècle, les intellectu­els ottomans ont l’europe comme modèle.

Vous commencez votre ouvrage par un chapitre intitulé « Brûlures ». Est-ce parce que les mémoires européenne­s sont d’abord tragiques ? T. S. : Mémoires négatives et mémoires heureuses de l’europe sont souvent indissocia­bles : les discours politiques sur la réconcilia­tion, les droits de l’homme, la démocratie, la paix, sont la conséquenc­e de la rupture civilisati­onnelle que fut la Seconde Guerre mondiale. Mais il fallait bien trancher ! Notre choix d’ouvrir sur les mémoires dramatique­s doit beaucoup à la sensibilit­é d’un grand nombre de nos auteurs, et aux débats sur la responsabi­lité face au passé, en Allemagne et ailleurs. Au-delà des grands discours satisfaits sur la

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Thomas Serrier est professeur à l’université Charles-de-gaulleLill­e-iii.
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Étienne François est professeur émérite à l’université Paris-i.
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Divine proportion Dessiné à la plume, à l’encre et à l’aquarelle vers 1492, l’homme de Vitruve est le chefd’oeuvre de Léonard de Vinci. Une image devenue universell­e.

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