Une héroïne controversée
Jeanne d’arc fut une figure européenne bien avant de devenir une héroïne nationale française. Cette jeune paysanne lorraine, sans doute née vers 1412, avait environ 17 ans lorsqu’elle est devenue l’un des personnages les plus redoutés, haïs, mais aussi les plus admirés, vénérés et aimés en Europe – l’europe de la Sainte Église romaine, ou ce que Jeanne concevait elle-même comme l’ecclesia militans, l’église combattante.” Gerd Krumeich, « Jeanne d’arc, star et guerrière », op. cit.,
démocratie, il était important pour nous de rappeler à quel point les héritages européens sont marqués par la violence et la guerre. V. R. : Dans le registre tragique, Auschwitz est sans doute un des « lieux de mémoire » aujourd’hui les plus largement partagés par les Européens. Nous avons cependant préféré inviter Jay Winter à réfléchir à la mémoire des génocides au pluriel, non pour proposer une comparaison stérile, mais pour comprendre la dynamique, les dilemmes et les zones d’ombre de concurrences mémorielles à l’oeuvre.
N’existe-t-il pas une autre division mémorielle entre une Europe occidentale, colonialiste, et une Europe centrale et orientale, qui ne l’a pas été ? J. V. : L’entreprise coloniale du xixe siècle concerne surtout, il est vrai, l’europe occidentale ( Royaume- Uni, France, Belgique, Pays-bas, Portugal, Allemagne), et, à un degré moindre, l’europe du Nord puisque la Suède et le Danemark y ont aussi pris part.
On voit les choses aujourd’hui un peu différemment. Pendant très longtemps, ce que l’on nommait, dans une perspective marxiste, « impérialisme », et non colonisation, excluait la Russie. Or beaucoup de travaux récents ont montré que, en Asie centrale, au Caucase ou en Sibérie, la façon de procéder des Russes (à partir de la grande expansion voulue par Catherine II à la fin du xviiie siècle), puis des Soviétiques (qui ont pris le relais à partir des années 1920), était tout à fait comparable à celle des colonisateurs européens outre-mer.
Il ne s’agit pas là seulement d’un maniement de concepts par des intellectuels. Ces représentations diffusent dans la population. En Irlande, la domination par la Grande-bretagne est actuellement souvent considérée comme un « régime colonial ».
En dehors des tragédies, qu’est-ce que les Européens peuvent partager ? Des grands hommes ? J. V. : Oui. Les grandes figures de la Renaissance ( Léonard de Vinci, Gutenberg) ou des Lumières ( Locke, Voltaire, Diderot ou Kant) sont largement consensuelles. Ce n’est pas un hasard si on a baptisé le programme d’échange étudiant de l’union européenne créé en 1987 « Erasmus » : le nom de ce célèbre humaniste sans frontières résonne aujourd’hui positivement dans tout l’espace européen.
Mais il y a des figures plus ambivalentes : celle de Napoléon, à la fois exportateur des idées de la Révolution française, mais en même temps conquérant, dans tous les pays européens. En Allemagne, qui venait pourtant de sceller son union sur la victoire contre la France en 1871, la vision du personnage était loin d’être uniquement négative. Idem dans certaines parties de l’empire autrichien, qui avait pourtant, lui, toujours été un ennemi de l’empire français. Il n’est qu’en Espagne où la mémoire de Napoléon soit à peu près uniformément répulsive. En revanche, dans l’empire espagnol, c’est-à-dire en Amérique latine, la référence à l’empereur français est très forte, notamment au moment des indépendances, où il est convoqué comme un modèle de modernisation.
Peut-on réconcilier des mémoires concurrentes ? V. R. : L’exemple franco-allemand est un cas d’école qui montre qu’un travail de mémoire peut être entrepris par d’anciens ennemis. Cependant, il restera toujours ce que Lionel Jospin et Gerhard Schröder ont appelé des « malentendus de mémoire ». Le problème n’est pas de faire face à des mémoires divergentes, mais à des mémoires incompatibles. T. S. : Nous avons essayé de réfléchir à la manière dont s’articulent les espaces mémoriels. Dans la deuxième partie, qu’on a appelée « Les Europe », nous insistons sur la notion de « cercles de mémoires », c’est-àdire la manière dont les représentations résonnent du local au continental. Ton Hoenselaars analyse, par exemple, comment Shakespeare, d’écrivain national adulé en Angleterre dès le xviie siècle, est devenu emblème européen, peut-être parce qu’il a lui-même « inventé
l’européen » dans son oeuvre, en puisant dans l’héritage grécoromain et en situant ses tragédies dans tout l’espace continental, de l’italie au Danemark et à la Russie.
De même, Ekater ina Makhotina montre que si Vilnius est perçue comme très européenne, c’est en raison de son multiculturalisme, mais aussi parce que cette ville de culture a donné à l’europe le romancier Romain Gary. Jusqu’à la Shoah, les Juifs définissaient Vilnius comme « la Jérusalem du Nord ». É. F. : Pierre Monnet et Mathieu Arnoux consacrent deux articles très originaux, l’un sur la mémoire des villes, l’autre sur les campagnes, le premier en analysant l’ordre bourgeois et l’idée de liberté individuelle qui s’y déploient et se cristallisent dans les représentations culturelles, le second en partant du décalage entre les innovations continues du monde agricole et le tableau irénique de la campagne « immuable » qui perdure dans l’esprit de ceux qui n’y habitent plus. Si des bibliothèques entières ont été écrites sur l’histoire des paysans et des citadins, aucun ouvrage, à ma connaissance, n’avait été consacré à l’histoire des mémoires rurales, difficiles à sonder. J. V. : N’oublions pas les mémoires qu’on pourrait dire « professionnelles ». Les historiens y ont parfois activement contribué. Dans son article « Quand l’europe a récupéré la science », Kapil Raj montre en quoi notre perception de la science comme spécifiquement européenne procède de la vision développée par les historiens des années 1930 et 1940. Un discours largement répercuté dans le contexte de la guerre froide, par les experts américains, très souvent liés au Département d’état. C’était une façon de singulariser le camp occidental. Puis cette image a été diffusée dans les musées, et reprise de manuel en manuel. Elle fait partie intégrante aujourd’hui de nos représentations.
Votre troisième partie s’intitule : « Mémoires-monde ». Que vouliez-vous dire par là ? J. V. : La volonté d’être intégré à la culture européenne, ou, tout du moins, de s’en inspirer, se retrouve dans bien des endroits du monde, de l’empire ottoman au Japon de l’ère Meiji. On ne peut donc pas enfermer les mémoires européennes dans les frontières, introuvables d’ailleurs, de l’europe. La colonisation explique bien sûr aussi l’exportation de cette mémoire européenne outre-mer. C’est un aspect qui nous a semblé particulièrement important.
Ainsi, à Dakar, étudié par Mamadou Diouf, on lit dans le simple nom des rues et des quartiers la trace de la présence française. En même temps, la ville incorpore des mémoires pré- et postcoloniales ; et même la mémoire coloniale est une construction locale, pas une simple imposition. T. S. : On voit aussi comment, au bout d’un certain temps, la référence à l’europe peut
« On ne peut donc pas enfermer les mémoires européennes dans les frontières, introuvables d’ailleurs, de l’europe » (J. V.)
devenir encombrante. Mais, même « dépassée », une trace demeure dans les héritages. Par exemple, à la fin du xviiie-début xixe siècle, les sociétés américaines ne veulent plus se penser comme la seule extension culturelle du Vieux Continent et cherchent à s’en démarquer, voire à se définir contre elle. En 1893, l’historien américain Frederick Jackson Turner propose l’idée de « frontier » pour rendre compte de la spécificité de l’expérience des États-unis, de leur identité propre construite sur la vision d’un espace à conquérir. On est loin du sens qu’a, pour les Européens, le mot frontière, synonyme depuis mille ans de conflits territoriaux et de rivalités nationales. É. F. : Les mémoires de l’europe qui existent en dehors du Vieux Continent prennent parfois des formes multiples. L’opéra, invention italienne et, dans une moindre mesure, allemande, a gagné une grande partie du monde. Et les opéras qu’on joue aujourd’hui aux ÉtatsUnis, en Chine ou en Australie, dans des bâtiments dédiés, ont presque tous été composés par des Européens : Mozart, Verdi et Wagner. J. V. : Et à Hollywood l’europe a contribué à forger la figure filmique du monde.
Ce que montre aussi votre livre, c’est que ces mémoires, loin d’être figées, se réinventent sans cesse. É. F. : Oui. Prenons l’exemple d’amsterdam, développé par Willem Frijhoff. La ville connaît son apogée au xviie siècle : c’est le premier port européen, un centre de production artistique majeur et une terre d’accueil pour de nombreux réfugiés, parmi lesquels René Descartes. La ville incarne une idée de liberté et de tolérance en Europe. Or l’auteur décrit comment, au xviiie siècle et au début du xixe, alors qu’elle a perdu de son attractivité, elle cultive la mémoire de son âge d’or, précisément pour compenser sa perte d’influence et son déclassement par rapport à d’autres centres européens plus dynamiques.
Dans les années 1900, au moment où elle vit une nouvelle phase de prospérité, les architectes y construisent des édifices dans le style Art nouveau de l’époque, mais en reprenant le vocabulaire architectural du xviie siècle. Avant que l’amsterdam de l’après- Seconde Guerre mondiale réinvente son identité libérale, en autorisant par exemple le commerce du haschisch, en s’appuyant sur la référence à Spinoza, qui était un membre de la communauté juive portugaise de la ville. Amsterdam représente un exemple de cet empilement de mémoires qu’elle a su faire partager par tous les Européens.
L’actualité, notamment le Brexit, a-t-elle pesé sur votre projet ? J. V. : Lorsque le chantier d’europa a été lancé, en 2014, la situation politique était sensiblement différente : les Britanniques n’avaient pas voté et Trump n’était pas élu. Certains articles ont été rédigés avant, d’autres après ces événements, et on le sent. C’est un livre qui s’inscrit dans son temps. É. F. : Il est sûr que l’ensemble de notre projet n’aurait pas eu la même tonalité si nous l’avions réalisé avant les « non » néerlandais et français au référendum de 2005 sur le traité de constitution européenne, les migrants, le Brexit ou les attentats de l’année dernière. Il aurait alors fait preuve d’une plus grande confiance, portée par l’optimisme qui a suivi 1989. V. R. : A la vue du léger frémissement européen actuel, nous ne pouvons qu’espérer que le livre vienne à son heure. n