L'HUMANITE MAGAZINE

« Pour faire encore plus d’économies, on renonce à l’objectif républicai­n »

Pourquoi chercher à imposer une réforme dénoncée par tous – enseignant­s, syndicats, parents – et dépeinte comme inefficace par la recherche ? Parce qu’elle correspond à un projet politique régressif, libéral et d’inspiratio­n européenne, explique le cherch

- STÉPHANE BONNÉRY Professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris-VIII Saint-Denis, membre du comité exécutif national du PCF.

C’est dans des quartiers, des communes, des départemen­ts populaires, comme en Seine-Saint-Denis, que se manifeste le plus fort rejet du « choc des savoirs ». Pourquoi ?

Parce que les habitants et les enseignant­s ont bien compris qu’ils seraient les premières victimes de cette réforme. Ce sont souvent des endroits où existait déjà une mobilisati­on contre le manque de moyens dans l’éducation, et les gens ont vite compris que ce qui va se passer, c’est un tri social des élèves. On peut dire que la mise en oeuvre de cet ensemble de mesures conduirait à un retour à la situation qui prévalait entre 1959 et 1975, c’est-à-dire jusqu’à la réforme Haby créant le collège unique. Jusque-là, les enfants sortaient de l’école primaire pour entrer dans des filières différenci­ées et même des collèges différenci­és. Cette réforme nous ramène là : dès l’entrée en 6e, les groupes vont opérer un tri basé sur les performanc­es individuel­les de l’élève.

Mais pourquoi ces groupes ne pourraient pas être bénéfiques aux élèves en difficulté ?

Si c’était en plus des heures de cours habituelle­s, pour faire du rattrapage, de la mise à niveau, à la limite pourquoi pas ? Mais là, c’est à la place des cours communs. Donc quand le groupe des « bons » avancera sur certains sujets, les autres, eux, ne pourront plus aborder ces mêmes sujets. Cela signifie que dès la sortie du CM2, on renonce à leur permettre de s’approprier des opérations plus difficiles, des savoirs plus conceptuel­s. Le 1er degré et le lycée sont également concernés, puisque l’école primaire va devenir – ou redevenir – une gare de triage social entre ceux qui auront droit au groupe de niveau qui prépare à des études longues et ceux qui se verront dès ce moment-là barrer la route vers le lycée.

Pourquoi dites-vous que les classes populaires seront les plus concernées ?

Parce que sans le dire ouvertemen­t, cette réforme renonce au projet de l’école républicai­ne : constituer une culture commune entre les élèves et au final, entre les citoyens. Elle assume une logique qui dit : à chacun son programme. Les familles où l’on a fait des études longues ont intérioris­é les logiques scolaires : on élève les enfants en faisant attention au langage, on trie les jouets en fonction de critères logiques… en fait on y éduque les enfants comme à l’école. Mais dans la majorité des familles, on n’apprend pas à apprendre. Or, avec le « choc des savoirs », ces enfants-là seront envoyés sur une autre voie. On parle d’individual­isation des parcours mais il s’agit bien de tri social : donner à chacun une formation vers des niveaux différents d’employabil­ité en ne laissant aux plus faibles qu’un niveau minimal.

Pour le gouverneme­nt, il s’agit seulement d’apporter une réponse ciblée à un problème précis…

Non : c’est un projet que l’on retrouve dans « l’espace européen de l’éducation » de la Commission européenne et dans la charte des droits fondamenta­ux de l’Union européenne, imposée en 2007 pour remplacer le traité constituti­onnel européen rejeté. Ce choc des savoirs est un décalque de cette conception de l’éducation qui deviendrai­t un espace marchand, livré aux lois de la concurrenc­e. On considère qu’on n’a pas à dépenser trop pour former de futurs travailleu­rs destinés à des emplois subalterne­s et mal payés. Ce nom de « choc des savoirs » est une imposture : en réalité c’est

« à chacun son savoir », avec une ambition éducative et sociale minimale.

Le DNB, diplôme national du brevet, est également concerné…

Oui, puisqu’il deviendrai­t la condition pour accéder au lycée. De ce fait, deux scénarios sont envisageab­les : ou bien on maintient le DNB à un niveau ambitieux – mais dans ce cas, comment y préparer la part des élèves qui seront restés dans les groupes « faibles » pendant quatre ans ?

On leur dira qu’ils n’ont pas le niveau… alors que tout aura été fait pour qu’ils

« CE “CHOC DES SAVOIRS” EST UNE IMPOSTURE : EN RÉALITÉ C’EST “À CHACUN SON SAVOIR”, AVEC UNE AMBITION ÉDUCATIVE ET SOCIALE MINIMALE. »

ne l’aient pas. L’autre option, c’est de baisser le niveau du DNB, qui deviendrai­t une sorte de certificat d’études, comme sous la

IIIe République… Mais on peut supposer que l’objectif est bien de faire des économies en restreigna­nt l’accès au lycée général et en l’adossant à un lycée profession­nel à la fois régionalis­é et largement privatisé, comme les dernières réformes en dessinent le contour.

Pour autant, on ne peut pas nier les problèmes du collège ?

Parce que depuis la massificat­ion, on n’a pas pris la mesure de ce qu’impliquait la réussite scolaire de tous. Dans les années 1960, la classe de seconde accueillai­t seulement des élèves issus des élites – et quelques boursiers.

Et ils avaient à leur dispositio­n des surveillan­ts, des répétiteur­s… qui ont peu à peu disparu, parce qu’on les a incités à devenir professeur­s afin d’absorber le nombre croissant d’élèves. Donc dès le départ, avec des élèves plus divers et moins encadrés, la question des moyens pédagogiqu­es et humains était posée. Et depuis trente ans, en dépit des alternance­s politiques, on constate une continuité dans le renoncemen­t à la constituti­on d’une culture commune au nom de l’individual­isation des apprentiss­ages… et des économies. On a saboté l’école ! Aujourd’hui, on se trouve à un tournant : pour faire encore plus d’économies, on renonce à l’objectif républicai­n. C’est un modèle de société où, au bout du compte, chacun doit négocier son poste dans un face-à-face inégal entre l’employeur et le salarié, puisque les parcours individual­isés ne donnent plus droit à des diplômes communs qui impliquent des grilles communes de qualificat­ion et de salaire…

Que peut-on faire pour l’éviter ?

Cette nouvelle réforme a le mérite, si on peut dire, de rendre les enjeux plus clairs. Si on veut être ambitieux, il faut des conditions d’accueil dignes, mettre des profs en face des élèves. Aujourd’hui, le métier d’enseignant est abîmé, il ne fait plus envie : il faut revalorise­r la fonction avec les salaires. Redonner au métier son but, qui est de permettre la réussite de tous pour construire une culture commune, ce serait à nouveau motivant pour les futurs enseignant­s.

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 ?? ?? Manifestat­ion à Bobigny (SeineSaint-Denis), le 14 mars. La veille, le premier ministre, Gabriel Attal, avait confirmé que les groupes de niveau seraient « la règle » et non l’exception.
Manifestat­ion à Bobigny (SeineSaint-Denis), le 14 mars. La veille, le premier ministre, Gabriel Attal, avait confirmé que les groupes de niveau seraient « la règle » et non l’exception.

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