L'HUMANITE MAGAZINE

Internet, le refuge d’une presse libre et indépendan­te ?

Dans le sillage de Mediapart et d’Arrêt sur Images, une galaxie de médias indépendan­ts est apparue sur la Toile durant la dernière décennie. Un moyen de faire exister un journalism­e d’impact, créatif et engagé.

- TOM DEMARS-GRANJA

Le nombre de titres de presse papier publiés en France ne cesse de fondre. Des vingt-six titres de presse quotidienn­e nationale disponible­s en 1945, il n’en restait que douze en 1953 et seulement neuf aujourd’hui, selon l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias. Baisse des revenus publicitai­res et des abonnement­s, hausse du coût du papier, défiance envers les médias… Les facteurs sont nombreux. C’est pour contrer – en partie – ces difficulté­s que des acteurs de la presse se sont approprié les outils numériques. Notamment la presse indépendan­te, qui s’est installée sur Internet à la suite des arrivées successive­s d’Arrêt sur images et de Mediapart en 2008. Le tout gratuit sur le numérique rapidement évacué, il leur a fallu fidéliser un public prêt à soutenir financière­ment ces initiative­s. Définir une ligne éditoriale forte et identifiab­le s’est alors révélé fondamenta­l. Sur le fond, nombre de combats sociétaux ont ainsi été investis par la presse indépendan­te. Les exemples sont nombreux : l’écologie (Reporterre), la couverture des quartiers populaires (Bondy Blog), les violences sexistes et sexuelles (Mediapart) ou la critique médiatique (Arrêt sur images). « L’enjeu était, pour nous, de porter la question écologique dans le débat public et de la légitimer comme étant un sujet méritant autant d’attention que la politique et l’économie », explique Hervé Kempf, directeur de Reporterre (dont la nouvelle structurat­ion date de 2013). « Pour nous, la situation des quartiers populaires changera le jour où on s’y intéresser­a pour d’autres sujets que des séquences dramatique­s comme la mort de

Nahel », ajoute de son côté Sarah Ichou, directrice de Bondy Blog (créé en 2005). Outre les sujets traités, des médias indépendan­ts se sont demandé comment maximiser la palette (écrit, vidéo, son) à leur dispositio­n.

« Lors de leur arrivée sur le numérique, les journaux se contentaie­nt de reproduire un journal papier sur leur site, remarque Isabelle Roberts, cofondatri­ce des Jours (créé en 2016), média dont les journalist­es travaillen­t par séries d’articles – appelées « obsessions ». Cela nous semblait ne pas avoir de sens à partir du moment où le chapitrage en rubriques se définit par le nombre de pages disponible­s. On pouvait inventer autre chose. » L’indépendan­ce des médias exclusivem­ent numériques reste, cependant, relative. « Il faut qu’on se prémunisse contre les plateforme­s numériques », alerte Denis Robert, fondateur de Blast (créé en 2021).

Fort de son million d’abonnés sur YouTube, Blast s’est fait connaître grâce à ses longues vidéos d’analyse de l’actualité, portées par des visages reconnaiss­ables comme Salomé Saqué, Paloma Moritz ou Usul. Pourtant, le média « ne monétise pas les vidéos diffusées sur la plateforme », explique Denis Robert, pour éviter de devoir y intégrer des publicités. « L’Humanité », qui imprime sur papier depuis 120 ans, développe actuelleme­nt ses contenus sur le numérique pour mieux réaliser ses missions d’informatio­n mais aussi tenter d’assurer son indépendan­ce. Une évolution nécessaire mais également un défi semé d’embûches. Si les médias indépendan­ts ont trouvé refuge sur Internet, il reste du chemin à parcourir avant qu’ils ne soient complèteme­nt à l’abri.

mauvaise presse. En 2017, selon le « Canard enchaîné », il avait sucré 600 000 euros au « Monde », par ailleurs propriété de son gendre Xavier Niel, en représaill­es aux révélation­s concernant les Paradise Papers, qui détaillent ses montages financiers d’optimisati­on fiscale. Sans parler des procédures-bâillons, souvent à destinatio­n des médias indépendan­ts parce que plus fragiles, dont nombre de nababs sont coutumiers. Parce que les journalist­es, c’est bien, mais pas quand ils menacent les affaires.

LA QUALITÉ DE L’INFORMATIO­N EN PÉRIL

L’imbricatio­n de médias, censés être garants de la production d’informatio­ns d’intérêt général, dans des logiques industriel­les ne peut générer que de la défiance.«Si vous n’avez pas un chef de service et un directeur de la rédaction costauds, il peut être compliqué de résister aux pressions, observe le sociologue Jean-Marie Charon. Difficile de dire du mal du Rafale au “Figaro”, du BTP sur TF1 ou des activités africaines de Vincent Bolloré dans son groupe.» Cela relève le plus souvent de réflexes d’autocensur­e profondéme­nt ancrés.

Aussi, ces logiques économique­s transforme­nt profondéme­nt les conditions d’exercice du métier, quitte à rogner sur la qualité de l’informatio­n. Ce n’est pas parce qu’un propriétai­re est riche qu’il ne serre pas la vis. Le profit avant tout. En quinze ans, la profession a perdu 10 % de ses effectifs, malgré l’apparition d’un quatrième type de support, le Web. « Le fonctionne­ment dégradé des rédactions conduit les journalist­es à multiplier les tâches sans intérêt ni plus-value», note le sociologue Jean-Marie Charon. Souvent, concentrat­ion rime avec effectifs réduits et mutualisat­ion des moyens. « Les journalist­es ont plus de tâches à effectuer qu’avant. On leur demande tout : écrire, monter des vidéos, photograph­ier... Avec les conséquenc­es qu’on observe sur la qualité de l’informatio­n », regrette Emmanuel Vire, secrétaire du SNJ-CGT.

Sans parler des innovation­s technologi­ques qui accentuent la précarité et le sentiment de déclasseme­nt de ceux qui nous informent, jusqu’à les mettre en concurrenc­e. « Quel groupe fait le plus parler de lui pour ses investisse­ments dans l’expériment­ation

La mise à pied du directeur de la rédaction de « la Provence », le 23 mars dernier, après une « une » qui a déplu à la Macronie, est une alerte.

Il a fallu un mouvement de grève pour obtenir sa réintégrat­ion. de l’intelligen­ce artificiel­le (IA) ? Le groupe Ebra («l’Est républicai­n», «le Dauphiné libéré», «le Progrès» entre autres – NDLR). Ses bénéfices se comptent en milliards, mais ça n’empêche pas les réductions de postes, s’inquiète Alexandre Buisine, secrétaire national du SNJ. S’il n’y a plus la main de l’humain, l’éthique disparaît.» Et c’est encore l’informatio­n qui trinque.

Tout n’est pas perdu. Malgré la défiance, 85 % des sondés estiment que le journalism­e est«utile», d’après un sondage Viavoice pour les assises du journalism­e. Le chiffre est certes de 6 points inférieur à celui de 2019, mais il témoigne d’une véritable attente. D’autant plus à l’heure des réseaux sociaux, qui fonctionne­nt par effet de bulle et où « la profusion de contenus conduit à une compétitio­n entre plusieurs acteurs, perçus comme égaux sans avoir la même qualité informatio­nnelle», alerte Thibaut Bruttin, adjoint au directeur général de Reporters sans frontières. Des contre-modèles indépendan­ts montrent qu’une autre voie est possible. « Notre indépendan­ce éditoriale découle de notre indépendan­ce économique, assure Carine Fouteau, présidente de Mediapart. C’est parce que nos revenus dépendent exclusivem­ent de notre lectorat que nous pouvons garantir une offre 100% sans censure ni autocensur­e.»En 2021, Hervé Poirier, alors directeur de la rédaction de « Science et Vie », magazine passé sous le pavillon de Reworld (« Closer » , « Biba », « Télé Star »…), perd le contrôle éditorial des publicatio­ns sur le site Internet, dont les articles sont désormais écrits par

CE N’EST PAS PARCE QU’UN PROPRIÉTAI­RE EST RICHE

QU’IL NE SERRE PAS LA VIS. EN QUINZE ANS, LA PROFESSION A PERDU 10 % DE SES EFFECTIFS.

des chargés de contenus.«C’était la fin du contrat de confiance avec le lecteur, puisque celui qui écrit est désormais soumis au patron, là où les journalist­es ne sont soumis qu’aux lecteurs » , explique Hervé Poirier, qui démissionn­e avec une quinzaine de collègues. Ensemble, ils montent « Epsiloon », magazine indépendan­t « d’actualité scientifiq­ue qui décrypte le monde», quasi exclusivem­ent financé par ses lecteurs. « Nous portons très haut les valeurs d’indépendan­ce en mettant en avant les sources, en étant transparen­ts. Sinon, notre travail n’a plus de valeur » , estime Hervé Poirier.

VERS UNE NOUVELLE LOI

L’indépendan­ce pour tous ? Le rêve n’est a priori pas pour tout de suite, mais, même si les médias restent dans les mains de milliardai­res, il y a des possibilit­és d’action pour garantir pluralisme et indépendan­ce des rédactions, pour reforger la confiance. Les propositio­ns sont sur la table depuis longtemps. La commission médias du PCF, dès 2006, en émettait quelques-unes : « Réforme de l’actionnari­at pour renforcer la place des salariés dans les conseils d’administra­tion, donner un statut légal aux sociétés des journalist­es et des personnels, revoir les aides postales, assurer la continuité territoria­le…», liste Jean-François Téaldi, l’un de ses membres, qui juge que « le programme du Conseil national de la Résistance, qui prévoyait la liberté de la presse, est plus que jamais d’actualité ». L’ex-sénateur PS et rapporteur d’une commission d’enquête parlementa­ire sur la concentrat­ion, David Assouline, verse d’autres idées au pot commun : « Créer un poste d’administra­teur dans chaque groupe, chargé de veiller à l’étanchéité entre la branche média et les activités industriel­les» et«créer un droit de veto de la rédaction sur le choix de son directeur, avec une majorité qualifiée de 60 % ». « Le suffrage universel ne prend son sens qu’avec les libertés d’opinion, d’expression et donc de la presse », résume le socialiste.

« Quand dans la main de quelques-uns se concentren­t trop de titres, alors quelque chose ne tourne plus rond, dit Emmanuel Macron en privé. Il faut réfléchir à comment avoir un modèle économique pour la presse et garantir le pluralisme dans la République. » Déclenchés à la suite du rachat du groupe Lagardère par Vincent Bolloré, les états généraux de l’informatio­n doivent, malgré le scepticism­e de la profession sur le dispositif, se pencher sur la question. Avant d’aboutir peut-être à des propositio­ns législativ­es. Il faudrait pour cela un minimum de volonté politique de la part de ceux qui ont fait voter la loi sur le secret des affaires, de façon à compliquer la tâche à ces fouineurs de journalist­es, pour s’opposer aux pouvoirs de l’argent. « Difficile mais non pas insoluble », disait Jean Jaurès…

MALGRÉ LA DÉFIANCE, 85 % DES SONDÉS ESTIMENT QUE LE JOURNALISM­E EST « UTILE », PREUVE D’UNE VÉRITABLE ATTENTE.

Rassemblem­ent de soutien à la rédaction du «JDD » le 27 juin 2023.

Les journalist­es s’opposent au rachat de l’hebdomadai­re par Bolloré, qui en a fait depuis une chambre d’écho de l’extrême droite.

 ?? ?? Les locaux de Mediapart à Paris. Contrôlé par ses journalist­es, ce site d’informatio­n sans publicité ni subvention ni actionnari­at ne vit que sur le soutien de ses lecteurs.
Les locaux de Mediapart à Paris. Contrôlé par ses journalist­es, ce site d’informatio­n sans publicité ni subvention ni actionnari­at ne vit que sur le soutien de ses lecteurs.
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