L'HUMANITE MAGAZINE

« Les méthodes Bolloré commencent à contaminer les autres magnats »

Face à la concentrat­ion capitalist­ique des médias, des garde-fous existent pour préserver et renforcer l’indépendan­ce de la presse. Spécialist­e de l’histoire du journalism­e, Alexis Lévrier esquisse quelques-unes de ces propositio­ns.

- ALEXIS LÉVRIER Historien de la presse

De quoi la concentrat­ion des médias est-elle le signe ? Notre démocratie va mal et cela se reflète sur les médias. Et inversemen­t. En soi, la concentrat­ion n’est pas scandaleus­e ou dangereuse.

Les premiers empires de presse n’étaient pas hostiles à la liberté, bien au contraire, comme celui de Charles-Joseph Panckoucke, favorable aux idées des Lumières. Il a permis à la presse de s’émanciper un peu. D’autres, au siècle suivant, ont poursuivi cette affirmatio­n, tels qu’Émile de Girardin ou Armand Dutacq. L’industrial­isation des médias, le modèle du journal populaire, la publicité et l’abonnement ont aidé à construire un pouvoir médiatique autonome.

Quand est-ce que cela devient un problème ?

Lorsqu’elle est trop forte.

À l’époque où apparaît

« l’Humanité », au début du

XXe siècle, quatre grands journaux, diffusés à plus d’un million d’exemplaire­s, ont constitué un oligopole pour empêcher l’émergence de nouveaux médias. Autre problème plus récent : les empires de presse ne sont plus tenus par des journalist­es ou des profession­nels de l’édition, mais sont les propriétés d’industriel­s ayant des intérêts dans les médias et qui dépendent par ailleurs des commandes de l’État. Cette situation malsaine s’est développée à partir des années 1980, avec Bouygues notamment et la privatisat­ion de TF1. Ces magnats cherchent le prestige, mais surtout l’influence politique. À l’époque, on a tenté de freiner le phénomène, avec la loi de 1986. Des contrainte­s d’autant plus nécessaire­s que, concernant l’audiovisue­l, il s’agit de fréquences publiques que l’État accorde gratuiteme­nt pour une durée donnée. Aujourd’hui, ces mécanismes sont soit inopérants, soit contournés.

Les seules limites viennent de l’Union européenne. Si Vincent Bolloré a dû vendre « Gala » et Editis et risque une grosse amende pour prise de contrôle anticipé du groupe Lagardère, c’est grâce à l’Europe. La situation est alarmante aussi car ces patrons de presse n’hésitent plus à fouler les droits des rédactions. À chaque rachat, Vincent Bolloré signe des chèques pour se débarrasse­r des journalist­es qui le gênent afin de mettre ses médias au service d’une croisade politico-religieuse. Ses méthodes ont commencé à contaminer les autres : Bernard Arnault a essayé d’imposer un directeur de la rédaction aux « Échos » et Rodolphe Saadé a manifesté la volonté de mettre son empire au service d’une ligne favorable à Emmanuel Macron.

Quels garde-fous faudrait-il ?

La presse s’est émancipée du pouvoir pendant la IIIe République, avec la loi de 1881, la création des syndicats de journalist­es, les chartes d’éthique, la carte de presse, les clauses de conscience et de cession. Ce mouvement de constructi­on d’un pouvoir journalist­ique est néanmoins resté inachevé : nous n’avons protégé que les droits individuel­s des journalist­es.

Reste à les protéger collective­ment. Faute d’avoir donné un droit de veto aux journalist­es sur la nomination des directeurs des rédactions, nous sommes aujourd’hui démunis. Il faudrait donc ce droit d’agrément face aux actionnair­es. La loi de 1986 qui définit les possibilit­és de concentrat­ion doit aussi être revue. C’est la règle des deux sur trois : on ne peut pas contrôler à la fois une télévision, une radio et un quotidien. Or, le seul média que ne possède pas le milliardai­re breton, c’est un quotidien. Il détient en revanche de nombreux hebdomadai­res. Cette législatio­n ne prend pas non plus en compte l’édition, le cinéma, la publicité, les jeux vidéo, la musique ou Internet. Autant de secteurs où il est présent. C’est la première fois

« LA PROTECTION DES DROITS COLLECTIFS DES JOURNALIST­ES RESTE À CONSTRUIRE. »

qu’un magnat fait taire les journalist­es, mais aussi les politiques, à qui il fait peur, et les artistes, car ils dépendent de lui.

Pour financer les médias à faibles revenus publicitai­res, Fabien Gay, directeur de « l’Humanité » et sénateur PCF, propose une taxe de 1 % sur la publicité. Qu’en pensez-vous ? C’est une bonne idée. La fiscalité est un bon moyen d’action, mais il a souvent été utilisé pour trier les bons et les mauvais journaux, voire pour les faire taire. On a par exemple refusé à Mediapart ou Arrêt sur images les mêmes régimes que les autres, à savoir une TVA à taux réduit. C’est tout le système d’aides à la presse qui doit être revu pour être attribué à des médias véritablem­ent indépendan­ts. Il est anormal que le groupe détenu par la première fortune mondiale – Bernard Arnault – soit celui qui bénéficie le plus de ces aides.

Comment redonner confiance dans les médias ?

Cela ne peut venir que de la régulation. Les médias ont leur part de responsabi­lité : le statut d’entreprise de presse est attribué de façon opaque. La profession doit accepter que cet agrément soit basé sur l’éthique. Le conservati­sme actuel fait que des médias devenus complotist­es, comme « France Soir », disposent de ce statut quand des chaînes sur Twitch ou YouTube ne sont pas reconnues, alors qu’elles produisent un contenu journalist­ique de qualité. Sans réforme, on laisse penser que toutes les paroles se valent, que les titres de presse sont des machines à fake news, et l’informatio­n est la grande perdante.

« LE STATUT D’ENTREPRISE DE PRESSE EST ATTRIBUÉ DE FAÇON OPAQUE, IL DOIT ÊTRE BASÉ SUR L’ÉTHIQUE. »

Les attaques contre le service public de l’audiovisue­l servent-elles les intérêts des milliardai­res possédant l’essentiel de la presse privée ?

Bien sûr, et avant tout ceux de Vincent Bolloré. Sur ses antennes, les médias publics sont constammen­t attaqués. On peut comparer cette situation avec la conquête du pouvoir en

Hongrie par Viktor Orban, lequel s’était appuyé sur un empereur de presse partageant ses idées et dénigrant les médias publics. Nous allons vers une orbanisati­on de la société française.

Emmanuel Macron n’est pas d’extrême droite, mais son jeu de triangulat­ion avec elle affaiblit l’audiovisue­l public. Supprimer la redevance, c’est un affaibliss­ement. Tout comme lorsqu’il cible l’émission « Complément d’enquête », qui est un modèle d’investigat­ion, en reprenant des fake news diffusées sur le Groupe Canal, obligeant les journalist­es à faire constater par huissier qu’il n’y avait pas eu de manipulati­on dans leur enquête sur Gérard Depardieu. Le président incite les citoyens à ne pas faire confiance aux journalist­es du service public. Son projet de structure unique de l’audiovisue­l public, avec une fusion de France Télévision­s et de Radio France, ne vise pas à faire une BBC à la française, mais à recréer l’ORTF. S’il y a plusieurs structures, c’est bien pour éviter toute reprise en main par le pouvoir politique. La Macronie n’ira pas jusque-là, mais, en affaibliss­ant le journalism­e, elle offre à l’extrême droite la possibilit­é d’avoir un instrument au service de sa gloire.

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 ?? ?? Meeting du collectif Stop Bolloré le 18 mars 2022. Syndicats, organisati­ons et personnali­tés du monde des médias et de l’édition montent au front contre la concentrat­ion des médias.
Meeting du collectif Stop Bolloré le 18 mars 2022. Syndicats, organisati­ons et personnali­tés du monde des médias et de l’édition montent au front contre la concentrat­ion des médias.

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