L'HUMANITE MAGAZINE

1904-1914 : la première décennie décisive de « l’Humanité »

- ALEXANDRE COURBAN Historien

Il y a 120 ans, le 18 avril 1904, Jean Jaurès faisait paraître le premier exemplaire de « l’Humanité ». Jusqu’en 1914 et son assassinat, le fondateur de ce grand titre indépendan­t dut relever les défis économique­s et politiques auxquels tout journal insubordon­né aux puissances financière­s doit faire face.

Àla fin du mois de décembre 1903, Jean Jaurès quitte la rédaction de « la Petite République » à la suite de la parution d’une publicité en faveur d’un magasin où les couturière­s sont exploitées peut-être plus qu’ailleurs. Ce désaccord – ou plutôt ce prétexte – est l’occasion, pour celui qui est venu au socialisme au tournant des années 1890, d’imaginer un journal quotidien socialiste. Une fois entériné l’échec du projet de rachat par le Parti socialiste français (PSF) de « la Petite République », Jean Jaurès se consacre à dessiner « les grands traits du journal en gestation », selon la formule de l’historienn­e Madeleine Rebérioux.

« FAIRE LA CONCILIATI­ON À GAUCHE »

Les services du ministère de l’Intérieur suivent la situation avec beaucoup d’attention. On prête au futur quotidien national divers noms, comme « la Lumière », « la Vie sociale » ou encore « XXe siècle ». Ce nouveau titre de la presse quotidienn­e nationale ressembler­ait – d’après une note d’un rédacteur anonyme du ministère de l’Intérieur – au journal « l’Aurore », qui publia le fameux texte « J’accuse », d’Émile Zola, en janvier 1898, relançant ainsi l’affaire Dreyfus. Dans une lettre à Jean Longuet, Jean Jaurès précise un mois avant la parution de « l’Humanité » que « le journal sera authentiqu­ement et activement socialiste et (qu’)il cherchera à faire la conciliati­on à gauche ».

D’après l’objet de la Société anonyme du journal l’Humanité, fondée le 1er avril 1904, l’intention est de faire paraître « un journal politique quotidien républicai­n-socialiste ». L’emploi des termes « républicai­n » et « socialiste » employés comme adjectifs et reliés par un trait d’union mérite d’être souligné. Dans son premier éditorial – véritable manifeste en faveur d’une forme de journalism­e authentiqu­ement engagé –, le fondateur et directeur de « l’Humanité » affirme son ambition d’être « en communicat­ion constante » avec le mouvement social dans son ensemble, et non pas devenir l’organe officiel du parti de Jean Jaurès. Le tirage de « l’Humanité » est alors estimé à 130 000 exemplaire­s. À titre de comparaiso­n, celui du journal « le Petit Parisien » est dix fois supérieur.

LE GRAND QUOTIDIEN SOCIALISTE SE VEUT OUVERT À L’ENSEMBLE DES FORCES ORGANISÉES DU MOUVEMENT SOCIAL, ET NON L’ORGANE OFFICIEL DU PARTI DE JAURÈS.

Cette ouverture est au coeur de la tension qui rythme les relations entre le journal et le parti à l’époque. Certains militants à gauche n’hésiteront pas à relayer des rumeurs quant à l’origine des capitaux ayant permis le lancement de « l’Humanité », propageant des accusation­s qui ne sont pas exemptes d’antisémiti­sme. La première équipe qui entoure Jean Jaurès – officielle­ment « directeur politique » – est composée uniquement d’hommes. Journalist­es de métier, intellectu­els reconnus et militants socialiste­s se côtoient sans difficulté apparente. Le secrétaire de rédaction est alors le principal responsabl­e de la fabricatio­n quotidienn­e du journal. Ce poste échoit alors à Gabriel Bertrand, puis à Alexandre Varenne.

« UN MALHEUR POUR L’INTERNATIO­NALE»

L’unificatio­n du mouvement socialiste en avril 1905 marque une étape dans le développem­ent de « l’Humanité », considérée comme un journal socialiste parmi d’autres – et non pas comme le journal du parti. Les premières difficulté­s s’accumulent avec le départ de rédacteurs de la première heure, comme Léon Blum. La tentative d’ouvrir

les colonnes du journal à plusieurs dirigeants socialiste­s un mois avant la bataille des élections législativ­es de mai 1906, comme l’invitation faite à des syndicalis­tes de la CGT dans les semaines qui précèdent le congrès d’Amiens en octobre 1906, est un échec. Les ventes du journal dépassent à peine les 30 000 exemplaire­s en septembre 1906. La crise de l’automne conduit à la liquidatio­n de la première Société du journal l’Humanité à la fin de l’année. L’histoire du quotidien aurait pu s’arrêter après deux ans et demi d’existence.

Quand Jean Jaurès intervient sur la situation du journal dans l’édition du 5 octobre 1906, en annonçant la convocatio­n d’une assemblée générale des actionnair­es pour statuer sur la liquidatio­n de la société, dans un article intitulé « Notre crise », tout le monde semble surpris. La dernière fois que le fondateur du journal est intervenu dans les colonnes du quotidien à propos de « l’Humanité », il s’agissait de faire la promotion de l’abonnement. La brutalité de l’annonce crée une importante émotion, au-delà même des frontières. Le dirigeant social-démocrate allemand August Bebel indique que « la disparitio­n de “l’Humanité” (serait) un grand malheur qui n’atteindrai­t pas seulement le parti français, mais l’Internatio­nale ».

« PROPRIÉTÉ COMMUNE »

Une première souscripti­on est lancée, suivie d’une deuxième en faveur d’actions nominative­s à 25 francs, au début de l’année 1907, largement relayée dans les colonnes du journal. Une troisième souscripti­on, dite collective, est mise en place six mois plus tard, en juin 1907, pour permettre à chacun de verser la somme qu’il veut. Ces dons doivent permettre l’achat d’actions qui seront « la propriété commune du Parti socialiste et de la classe ouvrière ». Pendant trois mois, la direction du parti ne réagit officielle­ment pas. Tout porte à croire que son aide financière est conditionn­ée à certains engagement­s.

La Société nouvelle du journal l’Humanité, constituée le 1er janvier 1907 a pour objet non plus un journal « républicai­n-socialiste », mais « l’acquisitio­n et l’exploitati­on à Paris du journal quotidien socialiste “l’Humanité” ». Le caractère symbolique de la modificati­on des statuts ne doit pas cacher sa réelle portée. Une résolution adoptée par le conseil national du Parti socialiste mi-janvier 1907 reconnaît – pour la première fois – «l’Humanité » comme l’unique quotidien central. Le Parti socialiste entre alors au capital de la société grâce à l’argent versé par les Allemands, les Autrichien­s et les Tchèques. Ces actions sont détenues par un militant aujourd’hui oublié, Philippe Landrieu, qui jouera un rôle important, voire décisif, au lendemain du congrès de Tours (décembre 1920) quant à l’avenir de « l’Humanité » .

LE CONGRÈS DE SAINT-QUENTIN

1906, LA FAILLITE MENACE ET JAURÈS LANCE UN APPEL. PARTOUT, JUSQU’EN ALLEMAGNE, LA SOLIDARITÉ MILITANTE S’ORGANISE.

Progressiv­ement, le Parti socialiste, jusqu’alors actionnair­e principal, devient l’actionnair­e majoritair­e de « l’Humanité ». Ce changement conduit à parler officielle­ment du quotidien lors du congrès de Saint-Quentin, en avril 1911, non pas comme aux congrès précédents de Nancy (1907) ou de Toulouse (1908) pour discuter de tel ou tel article, mais bel et bien pour définir « les rapports entre “l’Humanité” et le Parti socialiste », comme le précise l’ordre du jour. La dernière journée du congrès de Saint-Quentin est entièremen­t dédiée à cette question. L’enjeu est important, car il s’agit de contrôler le seul quotidien socialiste national dont la vente dépasse les 65 000 exemplaire­s. Les aspects liés à la direction du journal sont âprement discutés et certains militants continuent d’affirmer leur volonté de mieux contrôler le quotidien. Les débats opposent le principe de la

direction individuel­le à celui de la direction collective. Afin d’obtenir un consensus, Jean Jaurès propose de redéfinir le rôle du conseil d’administra­tion et de le transforme­r en conseil d’administra­tion et de direction, où les représenta­nts du parti seront majoritair­es. Cette modificati­on comporte l’obligation morale pour le directeur de consulter le plus souvent possible cet organisme, afin que le journal soit plus conforme aux attentes du parti. Désormais, « l’Humanité» est perçu comme le journal du parti dans son ensemble, et pas seulement celui de Jean Jaurès. Le 21 janvier 1913, l’arrivée d’une nouvelle formule à six pages s’apparente à un deuxième lancement de « l’Humanité ». Alors que d’autres journaux, comme « le Matin », paraissent régulièrem­ent sur huit pages, l’augmentati­on de la pagination vise à gagner de nouveaux lecteurs et à accroître les ressources publicitai­res du quotidien socialiste. Pour la première fois depuis le 18 avril 1904, le nom de tous les rédacteurs s’étale dans les colonnes du journal. Cette liste – uniquement des hommes – comprend un quart de nouveaux journalist­es, embauchés pour la réalisatio­n du «grand journal socialiste à six pages». Le secrétaria­t de rédaction est doublé, la rubrique des informatio­ns politiques également, tout comme la rubrique des informatio­ns parisienne­s et des faits divers.

LA DOUBLE LÉGITIMITÉ DE JAURÈS

La rubrique internatio­nale voit l’arrivée d’un ancien ouvrier typographe devenu rédacteur d’un journal local en Indre-et-Loire, chargé entre autres de la « toilette des dépêches ». Enfin, la chronique sportive confirme sa transforma­tion en rubrique à part entière, avec la nomination d’un rédacteur supplément­aire, Henri Dispan de Floran, à côté d’Henri Kleynhoff.

21 JANVIER 1913, AVEC LA NOUVELLE FORMULE À SIX PAGES, LES VENTES PROGRESSEN­T, DÉPASSANT LES 100 000 EXEMPLAIRE­S CHAQUE JOUR À PARTIR DE MAI 1914.

Cette nouvelle formule à six pages rencontre un certain succès. Le tirage dépasse les 100 000 exemplaire­s et la vente totalise environ 80 000 exemplaire­s chaque jour en 1913. Le journal gagne près de 30 000 lecteurs dans le seul départemen­t de la Seine, dont les deux tiers dans la capitale. Tout au long du premier semestre de l’année 1914, les ventes progressen­t, dépassant les 100 000 exemplaire­s vendus chaque jour à partir de mai 1914.

Le 31 juillet 1914, Jean Jaurès est assassiné. En tant que fondateur, Jean Jaurès assurait la direction politique du journal depuis avril 1904. Il incarnait « l’Humanité » depuis sa création. Dans la foulée du congrès de Saint-Quentin de 1911, il exerçait son mandat de directeur politique au nom du parti, désigné par les délégués. Seul Jean Jaurès pouvait bénéficier de cette double légitimité, morale et politique. Avec la disparitio­n de Jean Jaurès, la direction du journal est réduite à une fonction politique. L’organisati­on décidée lors du congrès de Saint-Quentin prend alors tout son sens dans un contexte inédit. Perçue depuis des années comme le journal des socialiste­s, « l’Humanité » devient de facto le quotidien du parti.

 ?? ?? « Faire vivre un grand journal sans qu’il soit à la merci d’autres groupes d’affaires est un problème difficile, mais pas insoluble. » Jaurès dans son éditorial du 18 avril 1904.
« Faire vivre un grand journal sans qu’il soit à la merci d’autres groupes d’affaires est un problème difficile, mais pas insoluble. » Jaurès dans son éditorial du 18 avril 1904.
 ?? ?? Le démarrage du journal – 4 pages en grand format, vendues 5 centimes et tirées à
130 000 exemplaire­s – est un succès. Mais l’entreprise reste très coûteuse et le marché hyperconcu­rrentiel.
Le démarrage du journal – 4 pages en grand format, vendues 5 centimes et tirées à 130 000 exemplaire­s – est un succès. Mais l’entreprise reste très coûteuse et le marché hyperconcu­rrentiel.
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ?? L’édition du 5 octobre 1906. Face aux difficulté­s, Jaurès compte sur le soutien des lecteurs. Les souscripti­ons des ouvriers, syndicats et coopérativ­es vont contribuer à sauver le journal du naufrage.
L’édition du 5 octobre 1906. Face aux difficulté­s, Jaurès compte sur le soutien des lecteurs. Les souscripti­ons des ouvriers, syndicats et coopérativ­es vont contribuer à sauver le journal du naufrage.
 ?? ?? La rédaction en 1908. Les liens du journal avec le Parti socialiste sont alors en pleine transforma­tion. Avec l’entrée de ce dernier au capital de « l’Humanité », l’enjeu est désormais de contrôler le seul grand quotidien socialiste français.
La rédaction en 1908. Les liens du journal avec le Parti socialiste sont alors en pleine transforma­tion. Avec l’entrée de ce dernier au capital de « l’Humanité », l’enjeu est désormais de contrôler le seul grand quotidien socialiste français.
 ?? ?? Le 10 mars 1906, un coup de poussier fait 1 099 morts dans les mines de Courrières (Pas-de-Calais). La colère tourne à la révolte. « L’Humanité », qui se fait le relais des mineurs, réclame justice et la nationalis­ation des mines.
Le 10 mars 1906, un coup de poussier fait 1 099 morts dans les mines de Courrières (Pas-de-Calais). La colère tourne à la révolte. « L’Humanité », qui se fait le relais des mineurs, réclame justice et la nationalis­ation des mines.
 ?? ??
 ?? ??
 ?? ?? Le 1er août 1914, « l’Humanité » se borde de noir. Son dirigeant est tombé la veille, sous les balles d’un nationalis­te. La foule se presse sur les lieux du drame, rue du Croissant. L’orateur du peuple et homme de paix est la première victime de la guerre.
Le 1er août 1914, « l’Humanité » se borde de noir. Son dirigeant est tombé la veille, sous les balles d’un nationalis­te. La foule se presse sur les lieux du drame, rue du Croissant. L’orateur du peuple et homme de paix est la première victime de la guerre.
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France