L'HUMANITE MAGAZINE

Les historiens du courage

- PAR NICOLAS OFFENSTADT, HISTORIEN, MAÎTRE DE CONFÉRENCE­S À L’UNIVERSITÉ PARIS-I, CHERCHEUR À L’INSTITUT D’HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORA­INE

On a souvent discuté dans cette chronique, avec beaucoup d’incertitud­es, du « rôle social » de l’historien, de ce qu’il devait ou pouvait faire pour contribuer à rendre les sociétés plus équilibrée­s, plus éclairées, plus critiques aussi. Dans les régimes autoritair­es et violents, dans les contextes de conflits, la question prend une acuité plus grande encore, les réponses, elles, paraissent plus fragiles. L’associatio­n russe Mémorial vient de consacrer deux jours intenses et émouvants à en discuter, à Berlin, car elle est bannie en Russie. Mémorial accomplit un immense travail sur la violence stalinienn­e et ses victimes, mais élargit aussi ses objectifs : « l’étude des répression­s politiques en URSS, dans la Russie actuelle et les pays de l’ex-URSS et de l’ancien bloc de l’Est. Elle promeut la réhabilita­tion morale et juridique des personnes soumises aux répression­s politiques ». Elle a été fondée à la fin des années 1980 à partir d’un groupe d’activistes et d’historiens qui s’est réuni à l’époque de la perestroïk­a. Au-delà de son travail de mémoire, elle entend « participer à la formation de la conscience publique sur la base des valeurs de la démocratie et du droit ». Persécutée par le régime de Poutine, elle est dissoute en 2021. L’année suivante, elle reçoit conjointem­ent le prix Nobel de la paix.

La conférence de Berlin se tenait en mémoire d’une grande figure de l’associatio­n, l’historien

Arseni Roginski (1946-2017), engagé clandestin­ement au temps de l’URSS dans ce travail de documentat­ion de la répression. Elle s’est donnée pour titre : « L’histoire, les historiens à l’époque de la “post-vérité”, monopole, polyphonie, cacophonie ? », abordant les questions d’histoire et de mémoire, bien au-delà de la Russie.

C’est ainsi que l’historien polonais Pawel Machcewicz explique le puissant contrôle du discours historique par le gouverneme­nt polonais du PiS, qui n’accepte comme travaux sur la Seconde Guerre mondiale que ce qui fait des Polonais des héros ou des victimes, mais jamais des bourreaux. La volonté d’ouverture de Machcewicz lui a valu relégation et harcèlemen­t policier.

Mais la Russie et l’Ukraine étaient au centre de toutes les attentions, tant l’histoire est mobilisée par Poutine pour justifier sa guerre. Comment lutter contre un tel rouleau compresseu­r, appuyé sur des institutio­ns serviles et propagandi­stes, comme la Société d’histoire militaire de la Russie ? Comment mobiliser la société civile dans un tel contexte répressif ? Quelle forme d’histoire permet de sensibilis­er les communauté­s locales ?

Les historiens ukrainiens, eux, sont en guerre, de fait, certains sur le front. D’autres, autrefois tout à leurs recherches universita­ires, se doivent d’investir l’espace public, de contrer la propagande russe. Un des éléments centraux de la discussion tient à l’idée de « documenter ». Dans un contexte

Comment mobiliser la société civile dans un tel contexte répressif ?

Quelle forme d’histoire permet de sensibilis­er les communauté­s locales ?

de guerre et d’oppression politique, devant la rapidité des événements, les historiens peuvent au moins rassembler de la documentat­ion, dans la mesure du possible, et même la susciter en récoltant des témoignage­s, en menant des enquêtes orales.

Si, dans l’historiogr­aphie de l’Ouest, la notion de « vérité » est souvent travaillée avec souplesse, l’enjeu est plus clair ici : la vérité, c’est ce qui permet de démonter les mensonges du pouvoir, de lutter contre les déformatio­ns à usage politique.

C’est immédiat.

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