L'HUMANITE

«L’école est devenue un miroir de la société»

- ENTRETIEN RÉALISÉ PAR MICHAËL MÉLINARD

CINÉMA Un professeur de français, mis en cause par une élève puis menacé de mort par son grand frère, ne reçoit aucune aide de sa hiérarchie, qui préfère temporiser. Un thriller saisissant de Teddy Lussi-modeste, enseignant et cinéaste, sur une institutio­n en crise.

TPas de vagues, de Teddy Lussi-modeste, France, 1 h 32

eddy Lussi-modeste est à la fois cinéaste et professeur de français en banlieue parisienne. Pas de vagues, son troisième long métrage, emprunte au thriller pour mettre en scène l'incompréhe­nsion d'un enseignant, Julien Keller (François Civil), accusé par une élève de comporteme­nts inappropri­és. Menacé de mort par le grand frère de l'adolescent­e, il attend un soutien de sa hiérarchie. En vain.

En quoi votre expérience de professeur a-t-elle nourri ce récit ?

À double titre. Le récit a pour point de départ une épreuve que j'ai traversée. Elle donne la matière de ce film. Ensuite, elle a nourri l'écriture et les dialogues de certaines scènes car être au contact du réel et des élèves me donne accès à leur langue, aux nouveaux mots employés.

Vous comprenez les chansons d’aya Nakamura ?

Évidemment. Mais je les comprends encore mieux que certains parce qu'elle utilise parfois des mots dérivés du romanès, la langue des Tziganes. Je suis gitan. Beaucoup de mots de notre langue ont été réutilisés dans les quartiers. Par exemple, le mot pookie est un dérivé du verbe poucave, qui veut dire balancer. Je suis donc très à l'aise avec le lexique d'aya Nakamura.

Que recèlent les différente­s acceptions du titre ?

Pas de vagues fait référence à un hashtag, né dans les années 2010, et réapparu en 2018 avec les images terribles d'une prof tenue en joue par un élève. L'arme était certes factice mais le symbole dévastateu­r. À partir de ce moment, les professeur­s se sont emparés de ce hashtag pour dire leur souffrance au quotidien et surtout le silence de la hiérarchie. J'ai voulu inscrire mon film dans ce mouvement de libération de la parole des professeur­s. C'est une bonne chose de les écouter.

Quels aspects rapprochen­t votre travail de cinéaste de celui d’enseignant ?

Ce qui les unit, c'est l'idée de la transmissi­on. En classe, j'essaie de transmettr­e ce que mes professeur­s m'ont appris, d'expliquer pourquoi des oeuvres résonnent encore dans le monde contempora­in, comment on peut les rendre vivantes. Qu'il s'agisse d'un poème de Ronsard ou d'un clip de Gwen Stefani. J'aime associer au travail de réalisateu­r cette phrase de Raymond Carver : « Raconter une histoire, c’est faire passer des informatio­ns d’un camp à un autre. » Avec ce film, j'ai donné à voir un monde que certains ne connaissen­t pas.

Dans quelle mesure l’école vous a-t-elle construit ?

S’il n’y a pas cette école, je ne suis pas là. Elle m’a émancipé. Dans la communauté des gens du voyage, les enfants ne vont généraleme­nt pas à l’école après 16 ans, voire beaucoup plus tôt. Mon père voulait que j’arrête en CM2 pour faire les marchés avec lui. J’ai bataillé parce qu’il était pour moi important de suivre des études. Un prêtre qui s’occupait des gens du voyage à Grenoble m’a aidé en parlant à mon grand-père, très investi dans la défense des gens du voyage. Mon grand-père a parlé à mes parents et j’ai pu continuer l’école. Le deuxième moment charnière est en maîtrise de lettres à l’université de Grenoble. Des films m’ont marqué et je prépare en secret une école de cinéma où je suis admis. Quand on est gitan, on ne part de chez soi que marié. Il m’a encore fallu une «dérogation », obtenue après un été passé à convaincre ma famille. L’ascenseur social est un peu en panne et la méritocrat­ie ressemble de plus en plus à une sorte de mirage. Mais je me bats pour dire que c’est encore possible. Sinon, on ne peut plus être professeur. Et je ne me vois pas du tout arrêter.

Comment les violences dont ont été victimes des enseignant­s ont-elles modifié votre appréhensi­on de la pédagogie ?

Nous avons tous été marqués, professeur ou pas, par les assassinat­s de Samuel Paty et de Dominique Bernard. Les enseignant­s sont frappés d’effroi à l’idée qu’on puisse les assassiner sur leur lieu de travail en faisant simplement de la transmissi­on. Les violences peuvent s’exercer d’autres manières. Une de mes collègues a confisqué un portable. Un parent d’élève l’a alors menacée de mort dans sa classe. Mais je n’ai pas changé mes méthodes de travail. J’essaie de garder ma liberté de ton et parfois d’humour. C’est très important parce que c’est aussi comme ça qu’on résiste à la peur.

Quel procédé d’écriture cinématogr­aphique avez-vous employé pour sortir de l’anecdote d’un conflit élève-professeur, pour en faire une oeuvre plus universell­e sur les failles d’une institutio­n ?

Audrey Diwan (coscénaris­te) m’a beaucoup aidé. On s’est tout de suite dit que l’histoire d’un professeur lâché par une institutio­n débordée devait être le coeur du film. Audrey répétait : «Il faut être obsessionn­el avec le sujet.» La digression n’était pas nécessaire parce qu’en avançant dans la constructi­on du synopsis et du séquencier, le film s’est inscrit de manière organique dans le thriller. Tous les lieux, qui auparavant étaient neutres – aller jusqu’au métro, traverser un couloir –, deviennent chargés d’une tension très forte. Le film ne cesse de montrer la nécessité de concevoir des protocoles plus efficaces pour recueillir la parole des victimes, mais aussi pour protéger des professeur­s menacés de mort.

Parler de l’école au cinéma expose à des raids d’extrême droite sur les réseaux sociaux. Avez-vous anticipé ces attaques ?

C’est très frustrant de lire des critiques sur la base d’une bande-annonce de personnes qui ne prennent pas en compte la complexité du film. Elles sont faites par des gens qui n’iront pas le voir. Je ne sais pas si j’ai envie d’écouter ceux qui me reprochent de ne pas avoir fait du personnage qui agresse le professeur au minimum un Arabe. C’est inaudible. Ni la laïcité ni l’origine des protagonis­tes ne sont mon sujet. Je voulais seulement parler de ce que j’ai vu et vécu.

Que vous inspirent les nombreux films autour de l’éducation ?

Ce qui unit ces films, c’est l’idée du dysfonctio­nnement. On ne fait pas de littératur­e avec de bons sentiments ni de cinéma dans des endroits où tout va bien. L’école est aussi devenue une sorte de miroir de la société. On y a laissé entrer des problèmes qu’il ne devrait pas y avoir. Il faudrait réussir à la resanctuar­iser parce que l’école est justement ce qui nous construit tous.

« L’ascenseur social est un peu en panne et la méritocrat­ie ressemble de plus en plus à une sorte de mirage. »

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Julien Keller (François Civil), un homme abandonné de tous.
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TEDDY LUSSI-MODESTE Cinéaste et professeur

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