L'HUMANITE

« S’émanciper ne doit pas rimer avec trappe à pauvreté »

- ENTRETIEN RÉALISÉ PAR NADÈGE DUBESSAY

Présidente de la Fondation des femmes, Anne-cécile Mailfert revient sur une vaste étude menée avec l’observatoi­re de l’émancipati­on économique des femmes et le Crédit municipal de Paris, dont il ressort que, avant même un divorce, le couple paupérise les femmes.

Aujourd’hui, un couple sur deux se sépare et près d’un mariage sur deux aboutit à un divorce (44 %). Que se passe-t-il pour les femmes après leur séparation ? La récente étude menée par la Fondation des femmes sur le coût du divorce montre que si les femmes sont dans 75 % des cas à l’initiative du divorce, le plus souvent parce qu’elles en ont assez de tout gérer, elles en paient le prix fort. Elles sont ensuite 20 % à basculer dans la pauvreté, contre 8 % des hommes. Le divorce engendre une perte de niveau de vie de 22 % pour les femmes, contre 3 % pour les hommes. Deux ans plus tard, le niveau de vie des femmes reste encore inférieur de 14 %, alors que celui des hommes a augmenté de 1,6 %.

Comment expliquez-vous ce décrochage si important ?

La séparation lève le voile sur des inégalités déjà existantes dans le couple. Alors que madame cuisine, repasse les chemises, s’occupe des enfants, monsieur a tout le potentiel pour rayonner à l’extérieur. Plus il y a d’enfants, plus il aura des promotions profession­nelles. À l’inverse, madame va réduire son activité profession­nelle, se mettre à temps partiel pour soutenir la vie de famille. Tout le travail domestique de madame – qui n’est pas rémunéré – va permettre à monsieur de se constituer un patrimoine en payant voiture et maison. À l’heure de faire les comptes, l’écart des richesses est béant. C’est particuliè­rement vrai en dehors du mariage sous le régime de la communauté de biens.

Vous dites que l’on passe d’un patriarcat privé, domestique, à un patriarcat public. Pourquoi ?

Après le divorce, madame s’occupe toujours de la maison, des enfants, elle n’est toujours pas payée pour ça, et elle est seule à le faire. Dans le couple comme à l’extérieur, sa vie est scrutée. Si elle a le malheur de se remettre en couple, elle perd les aides apportées par l’état. On peut se demander au nom de quoi le nouveau conjoint devrait payer les frais liés à l’éducation des enfants d’un premier conjoint défaillant. Comme si les femmes passaient de l’autorité d’un époux à celle de l’état en attendant l’arri-vée d’un nouveau compagnon. En général, elles ne demanderon­t pas de prestation compen-satoire, ni de pension alimentair­e, d’ailleurs souvent sous-évaluée. Elles s’appauvriss­ent, parce qu’elles n’ont pas les moyens financiers de payer un avocat, pour ne pas entrer en conflit. Lorsqu’elles touchent une pension alimentair­e, elles doivent payer des impôts alors que pour les pères, c’est défiscalis­é.

Alors, il ne faudrait pas divorcer ?

C’est une conquête et un droit essentiel des femmes. Mais cette promesse d’une nouvelle liberté échoue sur la réalité des inégalités. Les femmes en font trois fois plus qu’avant. S’émanciper ne doit pas rimer avec trappe à pauvreté.

On dénombre en France 25 % de familles monoparent­ales (elles étaient 20 % en 2010), dont 82 % sont portées par des femmes. Pourquoi sont-elles encore si peu visibles ?

La figure de la mère de Nahel, mort en juin 2023 par le tir à bout portant d’un policier à Nanterre, nous a rappelé à quel point ces femmes existent et tout ce qu’elles portent à la fois, en tant que mères isolées. Elles ont été aussi très présentes au début du mouvement des gilets jaunes. Elles émergent dans l’actualité au moment de crises profondes. Mais elles disparaiss­ent complèteme­nt de la vie publique car entre les enfants, le travail, les factures à payer…, elles n’ont pas le temps de militer.

Que préconisez-vous pour prendre en considérat­ion la problémati­que des mères isolées ?

À la Fondation des femmes, nous nous faisons le relais des propositio­ns des premières concernées. La Collective des mères isolées revendique la création d’un statut de mère isolée et la prise en compte de ce statut pour l’attributio­n de logements sociaux, la déconjugal­isation des allocation­s familiales et de l’allocation de soutien familial, la création d’un barème unifié partagé pour le calcul des prestation­s compensato­ires et des pensions alimentair­es, la défiscalis­ation de celles-ci… Par ailleurs, la prestation compensato­ire doit être associée à l’indemnité des préjudices subis dans le couple. Quant aux aides de l’état, elles ne doivent pas être soumises au fait que les femmes se remettent en couple ou pas. Il faut être conscient que toutes les lois qui précarisen­t, insécurise­nt ou répriment les population­s les plus précaires touchent en premier lieu les femmes cheffes de famille monoparent­ale. La précarité a un visage : celui d’une mère isolée.

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ANNE-CÉCILE MAILFERT Présidente de la Fondation des femmes

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