L'HUMANITE

Odyssée tout-terrain

Benoît Vincent nous embarque à la poursuite d’un livre, au ras des corps et des paysages d’une Méditerran­ée réinventée.

- ALAIN NICOLAS

Féroce, de Benoît Vincent, Bakélite, 598 pages, 25 euros

Drieu Pagès descend la Durance, « comme jadis tout un troupeau en un seul mouton ». Cette transhuman­ce solitaire et inexpliqué­e le conduit à Arles, à une fête où il n’a pas envie d’aller. « L’ouvrage de parler à des gens» l’accable. Drieu est professeur de topographi­e, en disponibil­ité pour un an, chargé d’une mission de cartograph­ie. Nous ignorons ce qu’il cherche, ce qu’il fuit. Le sait-il lui-même ? On apprend qu’il y a des années, il avait écrit deux romans, reçu un prix littéraire. Qu’il a quelque part un manuscrit, ébauche d’un livre à venir, paraît-il très attendu. Lors de cette soirée ratée, il rencontre Abdel, dit « l’arabe », un vieux « trafiquant de récits, un raconteur en série ». Abdel n’écrit pas. Il écoute les gens, dit leurs histoires, et parle à Drieu d’un livre.

À Marseille, un livre l’attend, prophétise Abdel. Le « livre sur la mer ». Les pérégrinat­ions de Drieu, sans but apparent, prennent alors un sens. Son errance devient odyssée. Tout conflue, comme la Durance, pour placer son errance sous l’ordre du livre. Ainsi tombet-il sur un «atlas de chimères marines» où voisinent dauphins, sirènes et même la terrible Tarasque. Il est dû à un certain Ferdinand Conrad et préfacé par un Elliot Melville.

Les noms font signe. Le personnage s’appelle Drieu « comme l’écrivain » et Pagès « comme l’éditeur », remarque Nana, une enchantere­sse sicilienne. Clin d’oeil ironique à notre paysage littéraire? Pas seulement. «Drieu», dérivé d’« André », a son pendant en sicilien, «N’drja» (Andrea). Tout invite à y voir le héros d’horcynus Orca, le monstrueux roman de Stefano D’arrigo, récemment traduit (1). Les allusions aux créatures marines y invitent, comme le titre, Féroce, renvoyant aux « fères », ces squales ou cétacés hantant le détroit de Messine. Benoît Vincent n’en fait d’ailleurs nul mystère et dévoile généreusem­ent ses sources d’inspiratio­n, qui vont aussi vers, entre autres, Homère, Giono ou Hemingway.

Le lecteur de Féroce ne voyage pas seulement dans les livres. Benoît Vincent donne à son héros une réalité très charnelle. Il construit un roman ancré dans les paysages, Alpilles, Camargue, Crau, calanques, Malte, Ligurie, Algérie, Sicile, Corse, dont il arpente les chemins, détaille la faune et la flore. Les aventures de ce moderne Ulysse, contées en épisodes ayant un réel suspense, font de ce gros livre un compagnon qui ne pèse pas, et de sa lecture une joyeuse expérience, à l’image de cette nouvelle aventure éditoriale.

(1) Lire l’humanité du 28 décembre 2023.

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