L'HUMANITE

Ali Arkady et Simon Rochepeau, frères d’âmes

Le photograph­e irakien et l’auteur français publient, avec la participat­ion d’isaac Wens au dessin, l’homme qui en a trop vu. Une BD qui retrace le travail du reporter lors de la bataille de Mossoul, en 2017.

- TOM DEMARS-GRANJA

Quand les deux auteurs se retrouvent au bar le Hibou, dans le 6e arrondisse­ment parisien, le temps est aux embrassade­s. Les moments passés ensemble sont devenus rares. Simon Rochepeau vit à Rennes, tandis qu’ali Arkady est installé à Paris. « Tu n’as pas reçu le livre ? » demande le premier, les yeux écarquillé­s. Le livre en question, c’est l’homme qui en a trop vu, une BD qui retrace le travail réalisé par Ali Arkady en Irak. « Non », répond ce dernier, en éclatant de rire face au ridicule de la situation. Leur complicité n’était pas gagnée d’avance ; elle s’est forgée dans la douleur. Simon Rochepeau, auteur passionné par « le moment où la vie d’une personne bascule », découvre le travail d’ali Arkady lors de la cérémonie du prix Bayeux Calvados-normandie des correspond­ants de guerre, en 2017. Le journalist­e irakien, lauréat pour son reportage intitulé Kissing Death, n’est alors que l’ombre de lui-même. « Ce qui m’a frappé, c’est que, lors du repas qui a suivi la remise des prix, Ali était seul à table avec sa femme, Marwa, et leur fille, Dima, se souvient l’auteur. Il venait de recevoir un prix prestigieu­x, mais il n’y avait personne autour de lui. » Ali Arkady ne connaissai­t personne. Avec sa famille, ils venaient de fuir leur pays, effrayés par de possibles représaill­es des forces armées irakiennes.

Tout débute le 16 octobre 2016, sur la base militaire de Qayyarah, près de Mossoul, en Irak. Une bataille décisive, prévue pour le lendemain, s’y prépare. Les forces armées du gouverneme­nt irakien et leurs alliés s’apprêtent à frapper un grand coup contre l’organisati­on de l’« État islamique », qui a imposé dans le sang un califat de terreur dans la région.

UNE DESCENTE AUX ENFERS

Ali Arkady est présent. Il doit couvrir le conflit pour le magazine allemand Der Spiegel durant une dizaine de jours ; il y restera plus de deux mois. Le reporter connaît bien les militaires, dont il suit les faits et gestes. Depuis qu’il les a rencontrés plusieurs mois auparavant, il est considéré comme l’un des leurs. Ils lui font confiance, le laissent prendre en photo ce qu’il souhaite, lui accordent des passe-droits.

Le photograph­e découvre alors la réalité de la guerre. « Ils ont établi une base temporaire au sein d’un village et ils nous ont dit de rester là », explique-t-il. En constante proximité avec les soldats, il prend pleinement conscience de la cruauté du conflit. Le village est devenu le reflet d’une guerre entre une armée qui s’affirme bienveilla­nte et une population qui se considère comme innocente.

«Ma vision de l’homme a changé à jamais, parce que j’ai vu des héros commettre des meurtres, des viols et des crimes contre l’humanité », s’émeut-il. Pourtant, pas question de fuir ; il doit poursuivre son travail de documentat­ion. « En tant que journalist­e, nous devons travailler avec honnêteté », résumet-il. Même si sa vie doit en pâtir. Comme ce soir du 21 novembre 2016, où tout a basculé dans l’horreur. Présent lors du tabassage d’un suspect, il est interpellé. « Tous ceux qui sont dans cette pièce doivent frapper cet homme. » Ali Arkady n’a plus le loisir d’être journalist­e; on le somme d’être un exécutant de basses besognes. Persuadé que sa « vie se joue là », il s’exécute. La suite du reportage ne sera qu’une descente aux enfers: les militaires se montrent agressifs, lui envoient des images de cadavres par téléphone. À bout de forces, le reporter prend finalement la fuite le 23 décembre, prétextant que sa fille est malade.

Les photos et vidéos captées, dont celles de civils torturés, sont diffusées quelques mois, notamment dans le New York Times et sur CNN. « Il a fait un choix qui va impacter tout le reste de sa vie», souligne avec admiration Simon Rochepeau. Lorsque ce dernier lui a donné rendez-vous pour lui proposer de raconter son histoire en BD, le photojourn­aliste irakien s’est d’abord montré réticent. « Je vous ai dit, lors de notre première rencontre, que je vivais en Allemagne, parce que je n’avais pas confiance », rappelle Ali Arkady à celui qu’il considère désormais «comme un frère». Après tout, c’est ensemble qu’ils se sont plongés dans ces archives. Et c’est ensemble qu’ils souhaitent rappeler les désastres de la guerre.

« Ma vision de l’homme a changé à jamais. » ALI ARKADY

L’homme qui en a trop vu, d’ali Arkady, Simon Rochepeau et Isaac Wens, Futuropoli­s. À paraître le 3 avril.

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LIVIA SAAVEDRA POUR L’HUMANITÉ Simon Rochepeau (à gauche) a découvert les images d’ali Arkady il y a sept ans, lors de la cérémonie du prix Bayeux Calvados-normandie des correspond­ants de guerre.

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