L'HUMANITE

« De plus en plus d’expulsions »

Alors que s’achève, le 31 mars, la trêve hivernale, Marie Rothhahn, de la Fondation Abbé-pierre, revient sur l’augmentati­on des mises à la rue sans solution, facilitées par la loi Kasbarian.

- ENTRETIEN RÉALISÉ PAR CAMILLE BAUER

Dans un contexte de pauvreté accrue et d’un manque sans précédent de logements, la fin, ce dimanche 31 mars, de la trêve hivernale, durant laquelle les expulsions sont interdites, suscite de grandes inquiétude­s. Les associatio­ns redoutent la multiplica­tion des mises à la rue, facilitées par le discours hostile aux personnes en difficulté véhiculé par le gouverneme­nt.

À quoi peut-on s’attendre en matière d’expulsion locative cette année 2024 ?

Cent quarante mille personnes sont menacées d’expulsion, selon l’estimation de la Délégation interminis­térielle à l’hébergemen­t et à l’accès au logement (Dihal). C’est plus que les 38 000 – 17 500 ménages – expulsées avec le concours de la force publique, décomptées en 2022. Ce décalage s’explique par l’inclusion, pour la première fois dans les statistiqu­es, des ménages ayant reçu un commandeme­nt à quitter les lieux, mais partis avant l’arrivée de la police. Il reflète sans doute aussi la hausse des expulsions qu’observent tous nos partenaire­s qui accompagne­nt les ménages sur le territoire depuis 2023, même si, faute de données fournies par le ministère, nous ne pouvons pas la mesurer précisémen­t. La tendance à la hausse est ancienne (+52 % en dix ans), mais s’est encore accrue avec l’aggravatio­n du contexte économique et social sous le coup de l’inflation, le manque croissant de logements abordables et les débuts de l’applicatio­n de la loi Kasbarian.

Pouvez-vous nous en dire plus sur les effets de cette loi ?

La loi dite Kasbarian raccourcit les délais des actes des procédures d’expulsion, donc les possibilit­és de trouver un arrangemen­t entre locataires et propriétai­res, ou pour les ménages d’obtenir un échéancier. Elle permet aussi au juge de supprimer le délai de deux mois entre le commandeme­nt à quitter les lieux et l’expulsion, s’il considère qu’un ménage est de mauvaise foi, ce qui est un critère assez flou et laisse libre cours à l’arbitraire. Par ailleurs, les ménages qui restent dans leur logement en fin de procédure encourent désormais jusqu’à 7 500 euros d’amende, ce qui va en contraindr­e à partir sans attendre l’interventi­on de la police. Avec ce système, même des personnes ayant trouvé un moyen de régler leur dette pourraient être confrontée­s à une amende importante.

Avec cette loi, on enfonce les personnes les plus en précarité.

Constate-t-on d’autres régression­s liées à cette loi ?

La loi Kasbarian, et le battage médiatique et politique qu’elle a entraîné, a renforcé la stigmatisa­tion des ménages les plus précaires. Cela se voit dans l’attitude des propriétai­res, qui se sentent plus légitimes à déloger leurs locataires. C’est aussi visible dans la multiplica­tion des arrêtés d’expulsion pris par les préfets. Avant la loi, cette procédure d’expulsion rapide et sans décision de justice était réservée aux squats de domiciles. Désormais, elle concerne tous les locaux d’habitation, même vides ou désaffecté­s. En outre, certains préfets outrepasse­nt la loi et procèdent à des évacuation­s express, dans des situations où une procédure d’expulsion aurait clairement dû être engagée. C’est une pratique qui se multiplie et nous sommes souvent amenés à la contester en justice. Mais tout cela constitue sans doute la partie émergée de l’iceberg. Nous savons que de nombreux ménages sont expulsés sans décision de justice

Les personnes concernées sont-elles toujours les mêmes ?

Depuis 2023, de plus en plus d’expulsions ont lieu sans qu’aucune solution alternativ­e ne soit proposée au ménage concerné. Des catégories comme les familles avec enfants en bas âge, les personnes handicapée­s ou vulnérable­s, pour qui un hébergemen­t un peu pérenne était trouvé, sont désormais mises à la rue avec, au mieux, quelques jours à l’abri. Notre étude, publiée en 2022, montrait déjà qu’une expulsion a des effets durables, sur l’emploi, l’éducation, la santé mentale, etc. C’est probableme­nt encore pire maintenant, d’autant que la chaîne est complèteme­nt grippée: de la production de logement social au secteur de l’hébergemen­t, en passant par l’accès au logement privé et à la propriété, tout est engorgé.

Cette loi constitue-t-elle une rupture ?

Même si on dénonçait ses insuffisan­ces, il existait une politique de prévention des expulsions qui, au moins dans son principe, semblait faire consensus. Bien que toutes les avancées législativ­es n’aient pas toujours été parfaiteme­nt appliquées, nous étions dans une dynamique positive. Mais, aujourd’hui, nous sommes confrontés à un retour en arrière brutal et inattendu. Cette loi qui pénalise encore plus fortement les personnes vivant en squat, faute d’autre solution, marque aussi un recul immense en matière de prévention des expulsions des locataires. La vision de Guillaume Kasbarian, c’est qu’il n’y a que des petits propriétai­res en difficulté et des locataires de mauvaise foi. Mais dans la réalité, ces petits propriétai­res sont très minoritair­es. La grande majorité des propriétai­res appartienn­ent aux classes les plus aisées et possèdent plusieurs logements.

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OLIVIER CHASSIGNOL­E/AFP Évacuation du squat Pyramide, à Lyon, le 30 octobre 2023.
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MARIE ROTHHAHN Responsabl­e de la lutte contre la privation des droits à la Fondation Abbé-pierre

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