L'HUMANITE

Au Havre, le naufrage du plus grand Ehpad public de France

- Le Havre (Seine-maritime), envoyée spéciale.

Nées de la fusion de six sites d’hébergemen­t havrais, portée en 2016 par Édouard Philippe, les Escales sont au bord du gouffre financier. Divers manquement­s des gestionnai­res et problèmes structurel­s ont entraîné le placement du groupe dans les mains d’une administra­tion provisoire qui entend sabrer dans les effectifs.

Au fond du trou mais creuse encore. Au Havre, l’ehpad public les Escales, d’une capacité d’accueil de 664 places d’hébergemen­t, est depuis quelques mois au bord du gouffre financier. L’établissem­ent issu du regroupeme­nt de six résidences (les Iris, Guillaume le Conquérant, Pasteur, le Parc Sanvic, Desaint Jean et les Colibris) opéré en 2016, sous l’impulsion du maire de la ville, Édouard Philippe, s’apprête à réduire drastiquem­ent la voilure. Au grand dam des 552 agents, déjà asphyxiés, plus de 100 équivalent­s temps plein (ETP) sont menacés. «J’ai déjà l’impression de ne pas pouvoir faire mon travail correcteme­nt à cause du manque d’effectif, jusqu’où ira-t-on avant de laisser nos résidents mourir seuls et maltraités ? » s’inquiète Lucy, aide-soignante en gérontolog­ie, aux Iris depuis cinq ans.

Incapables de mesurer l’ampleur des dégâts ou de mettre en place une stratégie pérenne, l’agence régionale de santé (ARS) de Normandie et le départemen­t de Seinemarit­ime – les financeurs des Escales – ont dû sortir l’artillerie lourde, fin 2023. Le plus grand Ehpad public de l’hexagone, qui a déjà mandaté l’agence nationale d’appui à la performanc­e, dès le premier trimestre 2023, pour faire un état des lieux, est alors placé, en novembre, sous administra­tion provisoire, en principe pour six mois, renouvelés jusqu’en novembre 2024. Il en ressort que des lignes de comptes semblent être passées sous les radars pendant des années, portant le déficit sur l’année 2023 à 2,8 millions d’euros, soit 7,5 % du budget, et une dette totale de 12,5 millions, sans que personne ne s’en soit aperçu. La situation de la trésorerie était pourtant saine jusqu’en 2021.

« L’ehpad est aujourd’hui au pied du mur à cause d’une succession d’erreurs de gestion commises depuis la fusion des établissem­ents », estime le député communiste de Seine-maritime Jean-paul Lecoq. Selon Florence Thibaudeau-rainot, adjointe au maire et vice-présidente du départemen­t, le trou dans l’enveloppe s’explique notamment par la constructi­on du futur Ehpad des quartiers Sud, qui doit accueillir les résidents du bâtiment Pasteur, lui-même restitué au groupe hospitalie­r du Havre (GHH), propriétai­re des murs. Le chantier a d’ailleurs été arrêté en fin d’année pour cessation de paiements, alertant les financeurs sur la situation économique des Escales.

Trois des Ehpad qui ont pris part à la fusion en 2016 dépendaien­t alors du GHH. En sortant de son giron, les établissem­ents, devenus autonomes sous une seule entité juridique baptisée les Escales, ont adopté une convention avec le groupe hospitalie­r qui mettait à dispositio­n 255 de ses agents, l’entretien du linge ou encore les repas des résidents des Ehpad transférés. Accoudée à un bureau de la tour d’auguste Perret dominant la place de l’hôtel de ville, l’élue municipale le reconnaît : la moitié de la dette est due au GHH, que l’ehpad aurait « oublié de payer pendant près d’un an et demi » dans le cadre de cette convention. La bourde… Ces 6,6 millions d’euros auraient, entre autres, tout bonnement échappé à l’attention de L’ARS Normandie, du départemen­t, du groupe hospitalie­r et du conseil d’administra­tion des Escales.

CINQ DIRECTEURS EN HUIT ANS

Dans un rapport examinant la gestion des Escales de 2016 à 2020, la chambre régionale des comptes Normandie alertait déjà sur l’instabilit­é des gestionnai­res : « Depuis 2016, trois directeurs et deux directeurs intérimair­es se sont

En 2023, le déficit s’élève à 2,8 millions d’euros,

avec une dette totale de 12,5 millions

d’euros.

succédé à la tête de l’établissem­ent. (…) Cette instabilit­é a fragilisé les Escales, qui ne disposent d’aucun projet d’établissem­ent et d’aucun dispositif d’améliorati­on continue de la qualité. » Le plan de retour à l’équilibre, confié à l’administra­trice provisoire Ingrid Lauvray, venue du cabinet de conseil en management opérationn­el Osiris, a donc été présenté puis adopté quasi unanimemen­t lors du conseil d’administra­tion du 14 mars. Le tout premier contrat pluriannue­l d’objectifs et de moyens rédigé pour l’ehpad, qui court de 2023 à 2027, évoque un « remboursem­ent échelonné sur vingt-quatre à trente-six mois, en cours de négociatio­n auprès du GHH », et la fin de la convention de mise à dispositio­n.

Pour redresser la situation, l’administra­tion provisoire propose notamment de réduire les effectifs d’un peu plus de 100 postes. La direction s’est engagée à ne pas licencier mais reste floue concernant l’évolution de la masse salariale, en martelant que «la mise en place d’une nouvelle organisati­on des soins et du temps de travail » rendra miraculeus­ement les conditions de travail moins pénibles pour les employés restants. Entendre: « Travailler plus et moins bien » pour Tatiana Dubuc, représenta­nte du personnel, de la CGT. La réorganisa­tion impliquera, par exemple, l’instaurati­on de journées de 12 heures « plus attrayante­s », selon Florence Thibaudeau-rainot, que celle de 7 heures. La fin de la convention de mise à dispositio­n des agents du GHH, qui prendra effet fin 2024, concerne 50 ETP. Pour le reste, il s’agira de non-renouvelle­ment de CDD.

L’informatio­n a fait l’effet d’une bombe quand elle a été communiqué­e au sein des personnels, déclenchan­t le dépôt d’un premier préavis de grève, mercredi 28 février, pour réclamer le maintien des effectifs. « Pourquoi les personnels et résidents devraient-ils payer pour tous les mauvais choix d’une direction incompéten­te et déconnecté­e ? » s’interroge Jean-paul Lecoq, qui prend activement part à la mobilisati­on des salariés de l’ehpad et alerte sur les risques de dérives depuis la fusion des établissem­ents. De même pour sa collègue PCF, Céline Brulin, arguant, lors d’une manifestat­ion organisée devant la sous-préfecture du Havre, mardi 26 mars, qu’une fois de plus « agents et résidents s’apprêtent à trinquer pour des problèmes structurel­s propres au secteur, doublés d’une gestion chaotique ».

SOUTIEN DES FAMILLES DES RÉSIDENTS

« Ehpad en sous-france », peut-on lire sur les blouses du personnel venu battre le pavé au même rassemblem­ent. Johanna, aide-soignante au sein de l’unité Alzheimer des Colibris, raconte ne pouvoir accorder, la plupart du temps, que trois ou quatre minutes à chacun de ses résidents. « Ça m’est arrivé de nourrir deux personnes en même temps», s’émeut la jeune titulaire. De son côté, Vanessa, aide-soignante contractue­lle en unité protégée aux Colibris, dépeint un quotidien rude, à s’occuper de 24 résidents à deux, sans lève-malade. Inquiète de perdre son emploi, la jeune maman confie, à seulement 33 ans, ne plus avoir envie de rien, de retour chez elle, « épuisée » par ses conditions de travail.

Arrêtée depuis quinze jours pour risque de burn-out, Sylvia Blaszkevic, aide-soignante de nuit aux Colibris, fait pourtant ce métier par passion: « Je travaillai­s à l’usine. Il y a quinze ans, j’ai choisi ce secteur pour renouer avec l’humain, mais c’est un aspect de la profession que l’on nous retire progressiv­ement à cause des exigences de rendement et du manque de moyens. » Elle n’est pas seule à avoir été arrêtée par un médecin. Sur l’ensemble des effectifs, 17 % sont aujourd’hui en congé maladie. C’est environ 5 % de plus qu’en 2016. Comme c’est rarement le cas, des familles de résidents s’impliquent progressiv­ement dans ce combat. En arrivant au sein du cortège de grévistes, Dominique embrasse chaleureus­ement les aides-soignantes qui s’occupent, depuis quatre ans, de sa belle-mère de 92 ans. Entre deux accolades accompagné de son épouse, il explique que les conséquenc­es d’une telle mesure « reposeront sur les personnes âgées dépendante­s, leur famille et le personnel ».

Après l’assemblée nationale, c’est au tour du Sénat d’adopter définitive­ment la propositio­n de loi « bien vieillir » (lire l’encadré page ci-contre). Le texte va accélérer les coopératio­ns d’ehpad publics autonomes dans le cadre de nouveaux groupement­s territoria­ux sociaux et médico-sociaux, pour à terme faire disparaîtr­e les plus petites structures. Si les Escales subissent les difficulté­s de l’inflation et d’un secteur de moins en moins attrayant, au vu de la dégradatio­n des conditions de travail et des faibles salaires, cet exemple laisse entrevoir les conséquenc­es d’une mutualisat­ion à grande échelle d’établissem­ents dans le rouge et sans financemen­t solide.

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Mobilisati­on du personnel, devant la souspréfec­ture de Seine-maritime, le 26 mars.

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