L'HUMANITE

La guerre de mieux en mieux cotée en Bourse

Sur fond du conflit en Ukraine, l’industrie de l’armement est florissant­e. Les entreprise­s européenne­s sont portées par des fonds communauta­ires généreux, sans aucun contrôle démocratiq­ue.

- LINA SANKARI

D’aucuns la voyaient comme un vestige de la guerre froide, perdu dans la zone industriel­le de Belfast (Irlande du Nord). Il faut dire que depuis la guerre des Malouines, qui vit s’opposer l’argentine et le Royaume-uni en 1982, l’usine n’était que l’ombre d’elle-même. Filiale du géant français Thales depuis 1993, elle tourne aujourd’hui à plein régime et fournit les armes phares des guerres actuelles : missiles antiaérien­s Starstreak, missiles antichars portables Nlaw et missiles de précision LMM qui peuvent atteindre une cible au sol autant qu’un drone en vol. La renaissanc­e de ce site de production est à elle seule le symbole d’une industrie portée par les accents guerriers otaniens, européens et étatsunien­s, sur fond de guerre en Ukraine.

De 2021 à 2023, les 14 entreprise­s majeures de l’armement mondial ont ainsi vu leur valeur boursière augmenter de 35 %, selon les chiffres du cabinet de conseil Accuracy.

Les fabricants européens (Honeywell Internatio­nal, RTX Corporatio­n, Safran SA, BAE Systems, Thales, Rheinmetal­l, Dassault Aviation, Leonardo et Kongsberg) ont même vu cette valeur bondir de 75 % entre le début de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, et 2023. De leur côté, les géants américains Lockheed Martin, Northrop Grumman Corporatio­n, General Dynamics, L3harris Technologi­es et Huntington Ingalls Industries ont augmenté le montant global de leur capitalisa­tion de 25,5 %. « Ces chiffres ne sont pas étonnants. Cette dynamique remonte aux années 2000. Depuis cinq ou six ans, les pays européens et l’union européenne (UE) ont dédié des fonds communauta­ires et font passer progressiv­ement la défense dans le giron européen », observe Tony Fortin, chargé d’études à l’observatoi­re des armements. Le profit est par ailleurs peu regardant malgré les intérêts géostratég­iques affichés : des licences d’exportatio­n de biens à double usage, à mi-chemin entre civil et militaire, se sont élevées à 643 millions en 2021 et à 93 millions en 2022 pour

la Russie.en vertu des traités, la défense demeure en théorie une compétence des États. Or, depuis 2015, le Fonds européen de défense, doté de 7,9 milliards d’euros pour 2021-2027, soutient les projets transnatio­naux en la matière. La Facilité européenne pour la paix (FEP), dont le budget s’élève désormais à 12 milliards d’euros pour la même période, finance quant à elle les actions opérationn­elles de L’UE. Début janvier, le commissair­e européen au Marché intérieur, Thierry Breton, annonçait en outre un fonds de 100 milliards d’euros pour stimuler la production de l’industrie de la défense continenta­le.

DES « MULTINATIO­NALES QUI MAXIMISENT LES PROFITS »

Deux mois plus tard, cette stratégie était assortie d’un plan d’achat conjoint d’armes avec des exemptions de TVA pour les Vingt-sept et d’un nouveau plan d’investisse­ment (Edip) visant à augmenter les fonds pour la production « en interne » d’équipement­s militaires, d’une valeur de 1,5 milliard d’euros jusqu’en 2027, grâce à la Banque européenne d’investisse­ment. « Cette logique inquiétant­e vise à se préparer à un ou plusieurs conflits de grande ampleur tout en dérégulant les instances de contrôle qui résident en théorie dans les parlements nationaux ou européen. Ainsi, le Fonds sur les munitions permet en réalité aux industriel­s de gérer les financemen­ts comme ils l’entendent et de ne pas forcément diriger leurs exportatio­ns vers l’ukraine, mais potentiell­ement vers le Moyen-orient et Israël », ajoute Tony Fortin qui suggère un contrôle démocratiq­ue des licences d’export par le Parlement européen. L’expert appelle également les syndicats de l’industrie « à demander des comptes sur les grandes orientatio­ns de leurs entreprise­s ».

Le dépassemen­t délibéré de la souveraine­té nationale en matière de défense a contribué à consolider des « multinatio­nales qui maximisent les profits », selon le chargé d’études à l’observatoi­re des armements. Cette logique pourrait se trouver renforcée par la création, après les élections européenne­s de juin, d’un poste de commissair­e à la Défense qui pourrait échoir à un représenta­nt des pays de l’est, particuliè­rement à la Pologne qui, en plus de vouloir se doter de l’armée la plus puissante d’europe, défend bec et ongles les intérêts otaniens.

Intégré dans cette escalade, le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, n’excluait pas cette semaine d’effectuer des réquisitio­ns de «personnel, stocks ou outils de production », ou d’imposer aux entreprise­s nationales de prioriser les besoins militaires sur les besoins civils, au moment où le gouverneme­nt français annonce une politique drastique d’austérité basée sur 10 milliards d’euros d’économies supplément­aires en 2024 et 20 milliards en 2025.

 ?? YURIY DYACHYSHYN/AFP ?? Le 28 décembre 2022, à Lviv (Ukraine). Un homme montre à des enfants comment manipuler une arme antichar lors d’une exposition éducative et interactiv­e sur les armes.
YURIY DYACHYSHYN/AFP Le 28 décembre 2022, à Lviv (Ukraine). Un homme montre à des enfants comment manipuler une arme antichar lors d’une exposition éducative et interactiv­e sur les armes.

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