L'HUMANITE

«Nous sommes nos propres antidotes»

- ENTRETIEN RÉALISÉ PAR MICHAËL MELINARD

CINÉMA La comédienne belge Lubna Azabal incarne avec talent des femmes fortes. Dans Amal,

un esprit libre, elle est une professeur­e de français courageuse, en lutte contre la radicalisa­tion islamiste d’une partie de ses élèves. Un magnifique thriller, implacable et éprouvant.

DAmal, un esprit libre, de Jawad Rhalib, Belgique, 1 h 51

ans le Bleu du caftan (de Maryam Touzani, 2022), elle est une épouse malade d’un cancer en phase terminale. Dans Incendies (de Denis Villeneuve, 2010), une mère porteuse d’un lourd secret. Dans Amal, un esprit libre, le long métrage de Jawad Rhalib, Lubna Azabal incarne une professeur­e de français face à la radicalisa­tion de ses élèves. L’enseignant­e répond à cet obscuranti­sme par la culture en leur faisant découvrir l’oeuvre satirique et érotique d’abu Nuwas, un poète musulman homosexuel du VIIIE siècle. Au grand dam du professeur de religion, qui l’accuse de pervertir les collégiens. Certes, c’est le énième film autour du dysfonctio­nnement de l’école, cette fois en Belgique, et du désarroi des enseignant­s, sorti ces dernières semaines. Mais c’est sans doute le plus intense et le plus inquiétant. On ne sort pas indemne de ce thriller en forme de signal d’alarme.

Quelle part de vous-même avez-vous apportée à ce personnage d’enseignant­e ?

J’ai rencontré énormément de professeur­s pendant les deux mois de préparatio­n. J’ai aussi discuté avec les élèves acteurs du film du sujet que nous allions aborder. J’étais réconforté­e par leurs retours. Il était hors de question de jeter l’opprobre sur toute une population de confession musulmane. Ma mère porte le voile et, même si je ne suis pas pratiquant­e, je fais ce film pour ma famille. C’est aussi un désir de dire « pas en notre nom ». Après le Bataclan, ma mère m’a dit : « Qu’est-ce qu’allah a à voir là-dedans ? Ils sont en train de nous salir. » Il est important d’entendre cette voix, silencieus­e par pudeur ou peur d’être considérée comme une traîtresse. Et c’est aussi à nous, gens de culture musulmane, de mettre des mots dessus. Nous sommes nos propres antidotes. Il est épuisant de se sentir coupable à chaque massacre, chaque meurtre ou chaque décapitati­on, comme dans l’affaire Samuel Paty – j’ai les poils qui se hérissent en l’évoquant –, alors que nous n’avons rien à voir là-dedans. Jawad Rhalib m’a proposé ce projet avant cet assassinat. La tragédie n’a fait que renforcer ma conviction de dire stop. On ne raisonne pas cette folie, on la combat. Si nous ne faisons pas ce travail, nous laissons ce terrain aux extrêmes, qui se régalent. Et ça m’écoeure.

Dans le film, ce combat contre l’obscuranti­sme religieux est mené par une professeur­e de français musulmane…

En Belgique, personne, pas même le directeur – équivalent du proviseur –, n’a le droit d’aller voir ce qu’il se passe dans les cours de religion. Certains de ces professeur­s sont très bons. D’autres peuvent, une fois la porte fermée, enseigner la charia. Pour ces extrémiste­s, seule la loi de l’« État islamique » prévaut.

Vivez-vous vos rôles comme une forme d’engagement ?

J’ai vu le Bleu du caftan (elle y incarne l’épouse d’un homosexuel dans une médina marocaine – NDLR) comme un engagement à tout point de vue. Quand j’accepte un

personnage, je signe un contrat avec moi-même. Dans Amal, quand la professeur­e était angoissée et perdait les pédales, je les perdais aussi. J’étais à cran sur le tournage. Je ne dormais plus, j’ai perdu du poids. Je vis avec mon personnage, matin, midi et soir. Je ne vois pas ma famille, je suis dans ma bulle. En plus, j’avais Samuel Paty en tête. Donc, oui, je m’engage. Sinon, il ne faut pas prendre ce type de rôle.

Pourquoi générez-vous, chez les cinéastes, le désir de vous voir endosser des rôles de femmes fortes ?

J’ai commencé avec André Téchiné. On m’a tout de suite cantonnée à l’actrice tragédienn­e. Au début, je ne comprenais pas. Puis, je m’y suis faite parce que ces beaux rôles me font vibrer. Après, si on me propose un film aux Seychelles où un mec sexy tombe amoureux de moi au bout de cinq minutes, je ne dis pas non. Mais ça ne m’arrive jamais. Je suis toujours Jésus avec la croix et la boue sur le visage. On me propose ce type de rôle sans maquillage ni budget. Quand une actrice arrive avec un gros bouton sur la figure, elle fait une crise de nerfs, moi, on me dit : « C’est bien, ça fait naturel. »

Pourquoi avez-vous initié une marche pour la paix au mois de novembre 2023 ?

J’ai horreur de prendre la parole en public, mais le 7 octobre, tout s’est écroulé. J’imaginais le massacre, six mois plus tard. Et dès que les gens ouvraient la bouche, ils étaient pro-palestinie­ns ou pro-israéliens. Mais on ne compte pas les points comme dans un match de tennis. La douleur ne se compare pas. Le 7 octobre, le Hamas a commis un massacre atroce. De l’autre côté, un autre fou, Netanyahou, ne peut être raisonné. Il faut que les deux partent, mais, entretemps, des civils meurent. C’est extrêmemen­t indécent d’importer la peine et la douleur d’une tragédie qui se joue à 4000 kilomètres. On se met à se haïr, parce que chacun doit choisir son camp et son clan. Je ne veux pas la guerre ici, entre voisins qui mangeaient ensemble la veille. J’ai trouvé insupporta­ble et indécent les mezouzas arrachées, les insultes comme « sale musulman ». Un jour, j’ai laissé à Wajdi Mouawad (metteur en scène et auteur, directeur du théâtre national de la Colline – NDLR) un message de vingt minutes pour lui parler de mon rêve d’une marche silencieus­e. Je voulais que nos visages de toutes confession­s répondent à tous les extrêmes du monde, marchent dans un silence de deuil face à la douleur qui hurle. Je voulais une marche de communion et de paix entre nous. Quand quelqu’un meurt, je ne lui demande pas sa carte d’identité, je le prends, lui et sa famille, dans mes bras et je pleure avec eux. Cela s’appelle l’humanité, comme le titre de votre journal. Le 19 novembre, cette marche paisible et géniale a fait du bien à 25 000 personnes. Nous n’avons pas changé le monde. Mais, ce jourlà, cette communion était miraculeus­e pour moi, la petite Belge. Tout ce qu’on peut faire, c’est avoir une pensée pour toutes les victimes. Ce qui est terrible, c’est que la compassion pour les femmes violées et massacrées le 7 octobre – une boucherie qu’on a tendance à oublier – a tenu une semaine. J’en veux terribleme­nt au Hamas pour cet acte. Il savait très bien que ce fou de Netanyahou allait rétorquer. Ils n’ont pas assassiné que des voisins juifs, ce jour-là. Ils ont signé l’arrêt de mort des Gazaouis. Netanyahou n’attendait que ça. Cela valait-il le coup d’aller jusque-là ? Je ne pense pas. Le Coran dit : « Si tu tues une vie, c’est l’humanité que tu tues. »

Vous avez évoqué Gaza aux Magritte (Césars belges) en recevant le trophée de la meilleure actrice...

Saleh Bakri, mon collègue dans le Bleu du caftan, vit à Gaza. Il faut que la boucherie cesse. Il faut libérer tout de suite les otages, pas au compte-gouttes. Commenter le nombre de morts d’un côté ou de l’autre est hors de question. Et oublier les femmes massacrées le 7 octobre, quand on fait des manifestat­ions prétendues féministes, c’est du racisme. Cette haine n’aide pas les Palestinie­ns. Elle ne fait qu’alimenter l’idée erronée qu’on ne peut pas vivre avec eux.

 ?? UFO DISTRIBUTI­ON ?? Lubna Azabal est Amal, enseignant­e dans un lycée de Bruxelles. À ses élèves, elle fait étudier le Dernier Jour d’un condamné, de Victor Hugo, pour aborder la question de la peine de mort. Un débat clivant…
UFO DISTRIBUTI­ON Lubna Azabal est Amal, enseignant­e dans un lycée de Bruxelles. À ses élèves, elle fait étudier le Dernier Jour d’un condamné, de Victor Hugo, pour aborder la question de la peine de mort. Un débat clivant…

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