L'HUMANITE

Je ne suis pas encore née, mais le combat de ma vie fait déjà la Une

- ACTIVISTE POUR LA JUSTICE SOCIALE ET CLIMATIQUE, AUTRICE ET RÉALISATRI­CE CAMILLE ETIENNE

Nous sommes le 2 décembre 1997 et le combat de ma vie

fait déjà la Une de l’humanité. La mienne n’a pas encore commencé. Le rapport Meadows a rendu ses conclusion­s, il y a vingt-cinq ans. Les limites planétaire­s n’ont pas encore été franchies. Les seuils nous guettent.

Ce 2 décembre, un groupe d’assurances perd 50 milliards de francs,

un grand jazzman meurt, et puis il y a le dossier « pollution ». Il faudra s’occuper de cette histoire de gaz carbonique parmi toutes ces choses préoccupan­tes mais lointaines. Le 2 décembre, on annonce aux Français que le dossier remonte sur la pile. On s’en occupe. Et pour marquer ce coup d’envoi, l’humanité, solennelle, titre : « La Terre de nos enfants ». Ce doit être quelque chose de pouvoir agir dans l’esprit des cathédrale­s. Depuis, l’urgence a profané nos actions. Plus de vingtsix ans plus tard, nous n’avons plus la largesse de nous penser en génération généreuse. Nous n’avons plus le luxe de croire qu’il ne s’agit d’autre chose que d’un geste de survie d’une époque. Pas plus que nous n’avons le luxe du temps de la rancoeur. Nous sommes là, las, condamnés à boucher une fuite avec nos mains nues. Loin du « Grand Soir ».

Mais en 1997, ça a encore de la gueule ! C’est autrement plus grandiose.

Le protocole de Kyoto commence en grande pompe. Il ne le sait pas encore mais il deviendra celui qu’on citera à chaque fois que l’on voudra dire « on aurait pu ». Il y avait l’ébauche d’un chemin de traverse. Il avait su ouvrir une brèche et les États ont fui plutôt que de s’y engouffrer. Les grands-messes suivantes n’ont été qu’une longue série de gueules de bois. On dit de ma génération qu’elle est la première à vivre les conséquenc­es du dérèglemen­t climatique et la dernière à pouvoir y faire quelque chose.

Ce devait être quelque chose de pouvoir penser « il suffit de s’y mettre ». Une longue liste de tâches fastidieus­es mais qu’on peut accomplir. Y avait-il encore cette idée du « Grand Soir»? «Sauvez l’avenir de l’humanité» et puis, passez à autre chose. Apprendre le violon, par exemple. L’apprendre si bien jusqu’à laisser ses doigts danser sur Blue in Green, repris par Stéphane Grappelli.

Sur cette même Une, je vois le deuil partagé d’une existence particuliè­re,

celle de Grappelli et celle d’un immense chantier. Un chantier qui occupera la vie de tant d’hommes et de femmes, peuplera leurs inquiétude­s, leurs colères et leurs espérances. Pourtant, je ne peux m’empêcher d’imaginer que j’aurais eu plus de peine que d’engouement en recevant le journal sous ma porte, ce 2 décembre. C’est comme ça que j’imagine que l’on recevait les journaux en 1997, la faute à Truffaut. Une peine égoïste de savoir que toutes les notes du violon de Grappelli se sont échappées pour toujours de son violon. Ses Valseuses tourneraie­nt sur ellesmêmes dans mon walkman. C’est comme ça que j’imagine qu’on les écoutait en 1997, la faute à mes parents.

Sur la même page, on me parle de gaz carbonique, de Kyoto, de protocole.

Résolument moins excitant. Pourtant, ça devrait l’être.

Nous devrions être ivres du vertige des abysses que cette grand-messe peut encore nous aider à éviter. On peut encore sauver. S’extraire d’une peine existentie­lle, si grande que je ne sais même pas si nous parviendro­ns à en être tristes.

Cette peine, on ne lui a pas encore donné de nom. Plus tard, elle s’appellera Anna,

comme cette fille rencontrée quand j’avais 23 ans et dont le pays entier, le Vanuatu, disparaîtr­a dans les eaux du Pacifique très probableme­nt avant moi. Comme Vanessa, la fille d’un agriculteu­r ougandais exproprié de sa terre pour construire un oléoduc transporta­nt du pétrole du fleuron français de la pétrochimi­e. Cette peine portera les noms de toutes celles et ceux qui n’en auront pas, leurs existences condamnées par quelques degrés.

Nous sommes le 2 décembre 1997. Je ne suis pas née et je regrette

déjà la fausse couche d’une politique écologiste qui a peur de son ombre. Nous sommes le 2 décembre 1997 et je me souviendra­i de cette date comme celle de l’hommage à Stéphane Grappelli.

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