L'HUMANITE

L’extrême droite dans le moule libéral

- FLORENT LE DU, BRUNO ODENT ET LINA SANKARI

Tout en se prétendant antisystèm­e, les partis nationalis­tes poussent encore plus loin la soumission au modèle économique dominant. C’est ce que montrent les programmes du Rassemblem­ent national, de l’alternativ­e pour l’allemagne et des Frères d’italie pour les élections du 6 au 9 juin.

Coutumier des coups d’éclat, mais pleinement intégré au système européen, le premier ministre hongrois, Viktor Orban, appelait, en mars, à « occuper » la capitale de l’union. En vue des européenne­s de juin, les extrêmes droites du continent y font le siège à tour de rôle pour dénoncer les politiques communauta­ires. Dernier exemple, cette semaine, avec la tragi-comédie autour de la National Conservati­sm Conference, d’abord interdite avant d’être autorisée par la justice, et à laquelle participai­ent Éric Zemmour, le Britanniqu­e Nigel Farage et l’ancien premier ministre polonais Mateusz Morawiecki. Tous disent vouloir « changer » l’union européenne. Ils en acceptent pourtant pleinement les règles, comme l’attestent leurs votes au Parlement et les politiques menées lorsqu’ils sont au pouvoir. Biberonnés au national-libéralism­e, à la défense des intérêts du capital et à l’austérité, ils partagent quelques différence­s qui s’expriment dans la présence de deux groupes à Strasbourg : Identité et Démocratie (ID) – dont font partie le Rassemblem­ent national et l’alternativ­e pour l’allemagne (AFD) – et les Conservate­urs et réformiste­s européens (CRE) – qui accueillen­t les Frères d’italie de Giorgia Meloni.

Le RN et la préférence patronale

Lemot « pouvoir d’achat » pleinlabou­che,lerassembl­ement national a tout fait lors des campagnes électorale­s de 2022 pour marquer son opposition à Emmanuel Macron et se placer – malgré un programme quasi inexistant en la matière hormis quelques baisses de taxes – en défenseur des classes moyennes et populaires. Le thème est beaucoup moins présent à quelques semaines des européenne­s. Comme un aveu? Au Parlement européen, pour agir sur le « pouvoir d’achat », encore faudrait-il s’attaquer aux causes de l’inflation et des inégalités. Avec en premier lieu les bénéfices exceptionn­els réalisés par les profiteurs de guerre

dans les mois qui ont suivi l’invasion de l’ukraine par la Russie en 2022. En septembre de la même année, l’union européenne décide de taxer les superprofi­ts en se concentran­t sur ceux réalisés par les énergétici­ens. Les élus du RN s’y sont opposés. « Nous, nous souhaitons que l’ensemble des grands groupes soient concernés », ose Jordan Bardella. Un discours de posture qui ne correspond pas à la réalité des votes. Lorsque, le 5 octobre 2022, un amendement est déposé pour élargir la taxe sur les superprofi­ts, « considéran­t que les bénéfices exceptionn­els ne se limitent pas au secteur de l’énergie », les 17 parlementa­ires RN qui ont pris part au scrutin, dont Jordan Bardella, votent contre.

Adoptant l’élément de langage de « matraquage fiscal», l’extrême droite joue sur la confusion entre l’imposition des classes moyennes et populaires, qu’elle tente d’instrument­aliser, et celle des multinatio­nales ou des ultrariche­s. Dans son discours, tout est mis dans le même sac pour mieux défendre les intérêts du capital. Comme pour les superprofi­ts, le RN a ainsi voté contre des amendement­s ou résolution­s proposant de taxer les grandes fortunes, les plus-values, de créer un taux d’imposition minimale sur les dividendes…

Adaptant sa ligne en fonction de son auditoire, il arrive tout de même que Jordan Bardella assume une politique fiscale axée sur le soutien aux entreprise­s. «Il n’y aura pas de montée en gamme de notre économie et il n’y aura pas de rehausseme­nt général des salaires sans une politique ambitieuse de soutien aux entreprise­s », déclarait-il devant la confédérat­ion des PME, le 20 mars. Se veut-il encore plus généreux en cadeaux fiscaux que la Macronie ?

Au niveau européen, cette défense des grandes entreprise­s est particuliè­rement visible sur les textes liés au travail (voir l’humanité du 19 mars). Pêle-mêle, le RN a voté contre le revenu minimum européen, la démocratie en entreprise, le devoir de vigilance, l’exigence d’égalité salariale entre hommes et femmes… Sur la hausse des revenus, « pour nous, c’est très clair : nos entreprise­s sont les mieux placées pour cerner leurs besoins », a soutenu en plénière l’eurodéputé­e Dominique Bilde. Contre les travailleu­rs, le RN opte pour la préférence patronale.

Le RN a voté contre le revenu minimum européen, la démocratie en entreprise, l’exigence d’égalité salariale entre hommes et femmes…

Meloni, bonne élève de l’austérité

La présidente du Conseil italien n’a pas tardé à abandonner son euroscepti­sme. Giorgia Meloni (Frères d’italie) est même particuliè­rement zélée. Elle a vite remisé au placard son tropisme pro-russes, est régulièrem­ent couverte d’éloges pour son engagement sans faille aux côtés de l’ukraine et pour avoir claqué la porte des Nouvelles routes de la soie, rejoignant ainsi la compétitio­n stratégiqu­e avec la Chine. Ses postures atlantiste­s s’inscrivent en réalité dans une longue tradition initiée en 1951 par le Mouvement social italien des partisans de Mussolini, qui y voyaient un moyen de lutter contre les communiste­s. En clair, la dirigeante italienne coche toutes les cases, y compris aux yeux de l’hyperprési­dente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui multiplie les poses tout sourires à ses côtés et voit en elle l’agent des politiques ordo-libérales décidées à Bruxelles. Engagée dans une campagne pour sa réélection à la présidence de la Commission, la dirigeante allemande cible l’extrême droite, qui devrait renforcer ses positions au Parlement, tout en épargnant Giorgia Meloni.

Depuis son accession au pouvoir en 2022, la cheffe de l’exécutif italien a conjugué la brutalité sociale à l’orthodoxie la plus stricte. Sans se priver d’agir sur les symboles. Le 1er mai 2023, elle annonçait ainsi la loi travail et la suppressio­n du revenu de citoyennet­é, plafonné à 780 euros par mois et qui bénéficiai­t à 1,6 million de foyers. « Nous réformons le revenu de citoyennet­é pour faire la différence entre ceux qui sont capables de travailler et ceux qui ne le sont pas », disait-elle pour justifier le coup de boutoir au moment où l’inflation et la précarisat­ion poussaient 3,1 millions de personnes aux portes des soupes populaires.

Sous sa botte, l’italie n’a pas bouleversé les dogmes de la Banque centrale européenne (BCE). Une politique d’austérité qui s’accompagne de la casse des services publics : elle choisit la voie de la continuité avec son prédécesse­ur Mario Draghi, également président de la BCE, en envisagean­t une coupe budgétaire de 7 milliards d’euros pour les ministères et de 4 milliards pour les collectivi­tés locales combinée à un plan de privatisat­ion sur trois ans qui s’élèverait à 20 milliards d’euros pour la période 2024-2026. Les citoyens ne sont pas oubliés avec le durcisseme­nt des conditions de départ à la retraite avant l’âge légal de 67 ans et la division par deux du fonds d’aide aux dépenses énergétiqu­es pour les plus précaires. La cheffe du gouverneme­nt est plus conciliant­e vis-à-vis des cadeaux fiscaux destinés aux riches, comme l’illustrent la suppressio­n de la taxe sur les voitures de luxe et les subvention­s au secteur privé.

De quoi faire de Giorgia Meloni une partenaire respectabl­e malgré son positionne­ment à l’extrême droite. Le temps où elle critiquait le carcan bruxellois paraît loin. Désormais coulée dans le marbre austéritai­re et atlantiste, elle peut à l’envi se complaire dans la xénophobie et le complotism­e, restreindr­e le droit à l’avortement, réformer la Constituti­on, façonner des médias aux ordres ou redoubler d’initiative­s anti-lgbt sans que ses alliés s’en émeuvent. Pas tant pour une supposée modération de Giorgia Meloni que par une conversion de la droite traditionn­elle aux obsessions nationalis­tes.

L’AFD, consécrati­on nationale-libérale

À l’opposé des clichés sur son caractère « antisystèm­e », l’afd représente elle aussi une consécrati­on du modèle libéral européen. Une étude réalisée fin 2023 par l’institut

de conjonctur­e berlinois DIW, intitulée «Le paradoxe de l’afd», montre combien les électeurs du parti d’extrême droite allemand seraient les principale­s victimes d’une applicatio­n de son programme. L’AFD qui s’installe dans le paysage politique outre-rhin en deuxième position derrière la CDU, avec un peu moins de 20 % des suffrages dans les sondages, recrute une bonne part de son électorat parmi des salariés confrontés à une précarité qui ne cesse de s’étendre ou à la peur du déclasseme­nt qu’elle inspire. Or l’applicatio­n du programme de l’afd donnerait encore plus de moyens aux détenteurs du capital pour renforcer cette « mal-vie ».

Si l’afd s’imposait, une « aggravatio­n de la redistribu­tion des richesses dans ce pays du bas vers le haut » est à prévoir, relève l’économiste Marcel Fratzscher, patron du DIW. Le programme de l’afd se signale par son « extrême néolibéral­isme », relève l’un des chercheurs : « Baisse des impôts pour les plus riches et les sociétés, fin de tout droit de succession, renforceme­nt du rôle du marché au détriment de l’état, suppressio­n des protection­s des locataires, diminution du revenu minimum et des prestation­s accordées par la protection sociale. »

L’AFD, née en 2013, s’est fondée sur une dissidence au sein de la CDU et, dans une moindre mesure, du parti libéral (FDP). Imprégnée du monétarism­e de la très influente école libérale de Friedrich von Hayek, l’afd dénonce une dérive de l’europe et de l’euro qui conduirait l’allemagne à payer pour les irresponsa­bles « cigales du sud de l’europe ». Elle revendique une sortie de l’euro, dénonce une protection sociale « surdimensi­onnée » et s’insurge contre le poids des travailleu­rs migrants, qualifiés de « touristes de l’état providence ». Le tout constituan­t, explique l’ex-président de la plus grande organisati­on patronale, le BDI, Hansolaf Henkel, rallié au jeune parti, « des entraves insupporta­bles au développem­ent de la compétitiv­ité des firmes allemandes ».

En onze années d’existence, l’afd va rétablir le nationalis­me allemand en mettant davantage l’accent sur son extrémisme, sur le mode libéral ou xénophobe selon les périodes. Sa coprésiden­te, Alice Weidel, synthétise cette dualité. Ex-adhérente du FDP, ex-représenta­nte de la banque états-unienne Goldman Sachs en Allemagne, elle frise le « wokisme » décrié par l’extrême droite quand elle élève avec sa partenaire deux enfants venus du Sri Lanka. La même cependant envoya récemment à Potsdam son bras droit à une réunion secrète des droites et extrêmes droites envisagean­t l’organisati­on d’une déportatio­n massive des migrants. Ce qui a suscité la mobilisati­on de millions d’allemands.

La force du nationalis­me économique réside dans son voisinage avec le «modèle ordo-libéral», devenu référence de l’allemagne unifiée puis de ses partenaire­s européens. Ainsi, aujourd’hui, l’afd affiche-t-elle la plus grande conformité avec les règlements de « la Maison Allemagne » quand elle en appelle au respect du « frein à la dette ». À l’instar du gouverneme­nt tripartite (SPD, Verts et FDP) du chancelier Scholz, qui a décrété, dans le contrat de gouverneme­nt en 2021, sa soumission à cette règle d’or. Seulement, après trois années de suspension pour cause de Covid, la mise en oeuvre de cette supernorme (- 0,3 % au maximum de déficit public) passe par une super-austérité en cette année 2024. Dans l’opposition, l’afd peut ainsi faire preuve d’« exemplarit­é », tout en sachant que les coupes programmée­s vont accentuer le phénomène de précarisat­ion sur lequel elle ne cesse de recruter de nouveaux électeurs. Le « paradoxe » repéré par l’étude du DIW n’a pas fini de s’étendre.

Si l’afd s’imposait, une « aggravatio­n de la redistribu­tion des richesses dans

ce pays du bas vers le haut » est à prévoir, relève

l’économiste Marcel Fratzscher.

 ?? EUC/ROPI-REA ?? La première ministre italienne, Giorgia Meloni, a choisi la voie de la continuité avec son prédécesse­ur Mario Draghi, également président de la BCE.
EUC/ROPI-REA La première ministre italienne, Giorgia Meloni, a choisi la voie de la continuité avec son prédécesse­ur Mario Draghi, également président de la BCE.
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SOLARO/AFP ?? Tino Chrupalla, porte-parole
de l’afd, lors d’une convention du groupe Identité et Démocratie,
à Florence, en décembre
2023.
ANDREAS SOLARO/AFP Tino Chrupalla, porte-parole de l’afd, lors d’une convention du groupe Identité et Démocratie, à Florence, en décembre 2023.

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