L'HUMANITE

L’âme très aiguisée de Salman Rushdie

La littératur­e peut parfois guérir les blessures. Le Couteau en est une preuve, où l’on voit le grand romancier, agressé par un fanatique, échapper comme par miracle à la mort grâce aux vertus de l’amour et de l’écriture.

- Le Couteau, de Salman Rushdie, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, Gallimard, 272 pages, 23 euros

Le 12 août 2022 à 10 h 45, Salman Rushdie est poignardé à plusieurs reprises à la tribune de l’amphithéât­re de Chautauqua, petite ville dans le nord de l’état de New York. Il devait parler de « l’importance de préserver la sécurité des écrivains ». Il perd l’usage de l’oeil droit et de sa main gauche. Il est touché au foie, à la rate. Son livre sort aujourd’hui partout dans le monde. Le Couteau, sous-titré Réflexions suite à une tentative d’assassinat, est le second récit autobiogra­phique de l’auteur et le premier dans lequel il dit « je », car, écrit-il, « lorsque quelqu’un vous inflige quinze blessures, cela devient décidément une affaire très personnell­e. Une histoire à la première personne ».

LE CORPS À RECONSTRUI­RE EST AU COEUR DU RÉCIT

La forme s’est imposée d’emblée : « Il m’était arrivé quelque chose d’énorme et de pas fictif du tout. » Rushdie a le sentiment d’être tiré en arrière, à l’époque de la fatwa qui a suivi la parution de ses Versets sataniques. À l’époque, en 1988, il avait 41 ans. Dès les premières lignes, on éprouve l’horreur de la journée fatale. Surgi de la salle, masque noir sur le visage, l’agresseur se jette sur lui, qui a le temps de songer : « C’est donc toi. Te voilà », « Pourquoi maintenant ? ». Celui qu’il voit pour « la dernière fois avec son oeil droit » – il a eu le temps de l’imaginer depuis trente-trois ans et demi – bondit tel un missile « anachroniq­ue ». En vingt-sept secondes, « le meurtrier raté » lui inflige douze coups de couteau. Deux nuits plus tôt, Rushdie avait vécu un cauchemar prémonitoi­re. Un homme, armé d’une lance, l’attaquait dans une sorte d’amphithéât­re. Au réveil, il avait dit à son épouse, la poétesse Rachel Eliza Griffiths : « Je ne veux pas y aller. »

Romancier dans l’âme, Salman Rushdie, malgré son voeu initial, ne peut s’empêcher d’imaginer, d’associer

« C’est donc toi. Te voilà. » Celui qu’il voit pour

« la dernière fois avec son oeil droit » bondit tel un missile « anachroniq­ue ».

des idées, de se mettre en scène en tant que personnage, d’obliger son texte à bifurquer et à dialoguer avec des figures de l’art spontanéme­nt surgies sous sa plume (entre autres le film de Buñuel et Dalí Un chien Andalou et l’homme au sable, le conte fantastiqu­e d’e. T. A. Hoffmann). Il se met à distance, se revoit peu de jours avant le drame, si heureux alors, puis il se dit: «Je ne peux pas m’avertir moi-même. »

L’assassin, âgé de 24 ans, n’était pas né au moment de la condamnati­on lancée par l’ayatollah Khomeiny. Rushdie ne nomme jamais son bourreau que par l’initiale A. Ce A n’a jamais rien lu de l’écrivain, à peine regardé deux ou trois vidéos sur Youtube… Il n’avait aucun antécédent criminel. Un tel mystère pousse Rushdie à imaginer un dialogue avec lui.

Le corps à reconstrui­re est au coeur du récit. « Le couteau, note-t-il, volait vers moi comme animé d’une vie propre. » L’ami Henry Reese se rue sur l’assaillant, d’autres spectateur­s aussi ; un pompier à la retraite presse son pouce sur le cou de Rushdie. C’est à eux qu’il dédie le livre.

ÉLOGE DE L’ART ET DE L’HUMOUR

Le deuxième chapitre s’ouvre sur son épouse, Eliza, rencontrée en 2017 : « C’est arrivé sans prévenir, un coup de foudre. » Elle est, de ce livre, l’âme persistant­e veillant sur lui lors des quarante-deux jours d’hôpital en soins intensifs. Il se demande si l’amour survivra à une telle épreuve. Eliza est à son chevet, lui vient en aide sur tous les fronts. Tous doivent lui rendre des comptes ; infirmière­s, médecins, policiers de New York, agents du FBI. Des messages d’amour arrivent. « Une avalanche mondiale, seule l’inde (son pays natal – NDLR) ne trouva rien à dire ce jour-là. »

Le Couteau retrace, pas à pas, toutes les étapes d’une convalesce­nce qui pouvait paraître improbable. Les progrès de l’écrivain sont fulgurants. « Je ne crois pas aux miracles, mais ma survie est un miracle. » « La réalité décrite dans mes livres, oh appelez-la réalisme magique si vous voulez, est devenue la véritable réalité dans laquelle je vis. »

Revenant sur son A, « stupide et enragé », il tente d’en comprendre les motivation­s, après avoir renoncé à le rencontrer. Il le verra sans doute au tribunal durant son procès. Parce qu’il est un écrivain, Rushdie a le courage d’imaginer un dialogue entre eux. Et pour parer à une réponse trop banale, comme celle de l’agresseur de Beckett, attaqué au couteau, en janvier 1938 : « Je ne sais pas. Je m’excuse monsieur », il imagine une rencontre « pour essayer de le rendre réel ». Cela nous vaut un dialogue fort sur le fanatisme et la religion, au cours duquel il s’oblige à faire de l’agresseur un personnage cohérent. Il conclut par ces mots : « La conversati­on imaginaire est terminée. Je n’ai plus la force de l’imaginer et lui n’a jamais été capable de m’imaginer. »

Le Couteau constitue ainsi un vif éloge de l’art et témoigne d’un humour constant, idéale arme de guerre contre tous les fanatismes. Dans le chapitre intitulé « Seconde chance », Salman Rushdie, revenu du pire, exprime le souhait de se consacrer désormais à l’amour et à l’écriture. Et, bien sûr, à la liberté d’expression, matraquée de toutes parts. « Si le destin m’a transformé en Rushdie icône de la Liberté d’expression, une sorte de poupée Barbie vertueuse amoureuse de la liberté, alors j’assumerai ce sort. » Quant à habiter encore à New York, cette ville qu’il adore, l’avenir tranchera. « Si Trump est réélu, ce pays pourrait bien devenir impossible à vivre. »

 ?? ?? « Lorsque quelqu’un vous inflige quinze blessures, cela devient décidément une affaire très personnell­e. »
« Lorsque quelqu’un vous inflige quinze blessures, cela devient décidément une affaire très personnell­e. »

Newspapers in French

Newspapers from France