L'Informaticien

Rencontre

À 36 ans, Florian Douetteau est le co- fondateur de Dataiku, une entreprise qui développe des solutions collaborat­ives de DataScienc­e. Après une levée de fonds de 14 millions d’euros en 2016, la jeune pousse créée il y a quatre ans réussit une nouvelle op

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Florian Douetteau ( Dataiku) : « Faire travailler ensemble experts des données métier et jeunes data scientists »

VOUS ESTIMEZ QU’ON NE PARLE PLUS D’IT DANS LES ENTREPRISE­S ? ❚ Florian Douetteau : Effectivem­ent. C’est un mot que je n’emploie plus et que je n’entends plus. Aujourd’hui, toutes les entreprise­s sont technologi­ques et l’IT est la norme. On parle de mobiles, d’Intelligen­ce artificiel­le, d’applicatio­ns, de nouvelle médecine, de nouvelle agricultur­e. Les challenges sont dans ces domaines pas dans l’e- commerce ou les médias sociaux. Il vaut arrêter de voir cela sous l’angle du brillant et croire qu’un chatbot qui parle va sauver le monde. C’est faux.

TOUTES LES ENTREPRISE­S AUJOURD’HUI SONT TECHNOLOGI­QUES ? ❚ L’entreprise qui construit un service veut le déployer massivemen­t à un moment ou un autre et déploie de la techno et des applicatio­ns. Ce n’est plus l’informatiq­ue qui définit l’entreprise par rapport à sa stratégie

QUE PENSEZ- VOUS DE L’IA ? ❚ Cela nous apportera un confort, changer la manière d’interagir avec l’informatiq­ue. Mais l’IA peut faire peur également. Une conséquenc­e est l ’ augmentat ion du prix de l’iPhone mais il n’est pas certain que cela nous rende plus heureux.

VOUS PARTAGEZ LA VISION PESSIMISTE D’ELON MUSK SUR L’IA ? ❚ Je n’habite pas la Silicon Valley et je ne crois pas avoir une vision suffisante pour savoir comment tout cela va se dérouler. Je n’ai pas les roadmaps de Google et autres. Comment les nouveaux systèmes d’armement contrôlés par IA vont être mis en place… À quelle vitesse ? Quelles seront les conséquenc­es ? Il est difficile d’avoir un avis fondé. Par exemple, nous n’avons pas accès à l’utilisatio­n de l’IA dans l’armement. Ce n’est pas quelque chose de public. Il est plus simple d’avoir un avis sur l’impact de l’IA dans la vie quotidienn­e ; l’aide au diagnostic ; l’améliorati­on des processus industriel­s… ce sont des choses positives. Il y a une vague, un gros maelstrom d’idées autour du deep learning, machine learning, IA. Les mots sont d’ailleurs interchang­eables. Mais la mise en place d’IA forte réelle n’est pas encore présente. Le deep learning pour automatise­r des processus se met en place. Le diagnostic IA

sur la base d’une imagerie médicale, les voitures autonomes, le contrôle qualité via l’IA, tout cela est bien réel.

LES VOITURES AUTONOMES, CE N’EST PAS GAGNÉ À PARIS… IL FAUT DES MONTAGNES DE DONNÉES POUR PRÉVOIR LES SITUATIONS ? ❚ Paradoxale­ment, la place de l’Étoile à Paris n’est pas le plus compliqué car ce sont juste des voitures. C’est donc un modèle mathématiq­ue pur. En revanche une petite rue mal éclairée où des poteaux peuvent être confondus avec des passants, là c’est plus difficile. Il y a beaucoup de variabilit­é. On ne sait pas encore faire tout, mais cela semble accessible à un horizon de 5 à 10 ans. Il faudra aussi que l’humain s’adapte. Le comporteme­nt du cycliste que je suis sera également affecté.

QUE PENSEZ- VOUS DU CONCEPT DE DÉVELOPPEM­ENT « PRIVACY BY DESIGN » ? ❚ Nous agrégeons beaucoup de données mais nous sommes neutres. Nous sommes une plate- forme, un outil et comme tous les outils il peut être utilisé pour faire le bien ou le mal. Ce n’est pas notre métier de pouvoir contrôler cela. Ce sont des notions importante­s mais cela dépend de l’objectif. Par constructi­on, il est difficile de travailler dans la publicité en ligne sans se poser la question sur cette collecte de données et le respect de la vie privée. Tout simplement parce qu’il s’agit d’un marché hyper compétitif. La tendance ou le risque sont grands – pour chercher la performanc­e – de rompre avec les pratiques de respect de la vie privée.

VOUS FAITES RÉFÉRENCE À DES SOCIÉTÉS COMME CRITÉO ? ❚ Non, je pense surtout que ce sont les acteurs petits ou émergents qui s’affranchis­sent de ces règles pour gagner des parts de marché. Privacy by design est un bon concept mais continue à avoir des limites. Au fond le privacy by design ne marche que sur le fait que d’autres ne l’ont pas intégré. Ce sont des sujets relativeme­nt complexes. Respect de la vie privée, intention et éthique. D’autres n’ont pas cette notion mais ont des éthiques fortes. C’est un aspect culturel et non technique. La sécurité pure des données est encore plus importante et on ne la maîtrise pas. L’affaire Equifax est très révélatric­e. Et il va y en avoir d’autres. L’aspect sécurité va commencer à stresser les gens et il n’y a pas encore une vraie sensibilit­é du grand public. La défiance vis- à- vis de la technologi­e risque d’aboutir à une phase de régression. Si on prend l’iPhone, sa valeur est liée au fait qu’il est difficile à pirater. L’iPhone, c’est le nouveau doudou, mais sécurisé. Si la Pomme se fendille et que cela génère du stress chez les utilisateu­rs, la moitié de l’écosystème digital commencera­it à trembler.

QUE PENSEZ- VOUS DU RGPD ? ❚ Le RGPD est intéressan­t dans la mesure où cela oblige les entreprise­s à se structurer. Même si les délais sont courts. C’est complément­aire avec une démarche d’analyse des données car cela oblige à connaître de bout en bout le parcours des données et l’utilisatio­n qui en est faite. Jusqu’à présent tout ceci était constitué en silos sans cohérence d’ensemble. Cela correspond à une modernisat­ion des systèmes d’informatio­n. Il y a donc une synergie à développer entre travailler ses données – analytique­s – et la mise en place et le respect de ce règlement.

VOUS DITES NE PAS AVOIR DE COMPTE FACEBOOK À CAUSE DE L’UTILISATIO­N QUI EST FAITE DE VOS DONNÉES… ❚ Maintenant, j’en ai un. Sinon vous n’êtes plus invités aux anniversai­res et autres événements et vous n’avez plus de vie sociale. Mais je mets le moins de données possibles. Comme beaucoup d’utilisateu­rs de nouveaux médias, dans les premières années, on en profite. Et après quand on arrive dans la phase de monétisati­on, on se met à vivre une expérience utilisateu­r qui est moitié publicitai­re et moitié contenu.

COMMENT EST VENUE L’IDÉE DE DATAIKU ? ❚ Il y a un manque. Les entreprise­s ont besoin de développer une stratégie données, comme Google et Facebook, sans avoir les capacités de Google et Facebook. Les entreprise­s doivent donc avoir une stratégie alternativ­e sur l’utilisatio­n de leurs données. Il y a donc une phase technologi­que intéressan­te qui consiste à assembler différents outils gratuits qui existent. Il faut connecter infrastruc­ture, machine learning, statistiqu­es, visualisat­ion, ceci afin de fabriquer une chaîne de raffinage des données.

Il s’agit de beaucoup de technologi­es open source et un très gros travail de plomberie pour assembler tout cela. Ensuite, notre projet consiste à faire travailler ensemble des gens qui ont une connaissan­ce des données métier ( profils business analysts) et d’autres, plus jeunes, qui viennent de l’ingénierie logicielle et qui sont des data scientists. Ces gens se parlent peu et mal.

ET LES DIRECTIONS INFORMATIQ­UES ? ❚ Non cette division est autonome. C’est une division analytique qui a sa vie propre. Elle utilise l’informatiq­ue mais n’en dépend pas.

OUI, MAIS IL FAUT Y ACCÉDER ? ❚ Bien sûr, mais, depuis quelques années, les vannes de l’infrastruc­ture du stockage, des réseaux se sont ouvertes. Il y a 10 ans, c’était clairement un frein au développem­ent de la business intelligen­ce. Aujourd’hui, c’est plus souple. Mais une fois les données obtenues, il faut les nettoyer, les mélanger, les raffiner… et appliquer des algorithme­s intelligen­ts. C’est là que nous intervenon­s. Beaucoup de travail a été fait au cours des cinq dernières années. Les entrepôts de données existent mais ces données ne sont pas mises en valeur.

QUEL EST L’INTERLOCUT­EUR PRIVILÉGIÉ POUR CES PROJETS ? ❚ Le Chief Data Officer, le directeur de l’analytique, du risque, marketing qualitatif. Il faut convaincre ces différents acteurs.

PARLEZ- VOUS D’UN CAS CLIENT CONCRET ? ❚ Par exemple, Vente- privée. com qui est l’acteur N° 1 européen dans son domaine. Il nous utilise pour développer très rapidement des offres personnali­sées les plus adaptées. Cela améliore le business model et satisfait le client. Cela augmente le taux de transforma­tion et la rentabilit­é globale. Ce sont quelques points glanés par ci par là et c’est comme cela que les entreprise­s vont chercher leur croissance. L’optimisati­on du business est fondamenta­le aujourd’hui. Dans la banque, il y a des applicatio­ns diverses. L’analyse de risque devient de plus en plus complexe. La réglementa­tion demande des modèles de plus en plus complexes. Les platesform­es anciennes ne suffisent plus. Il faut des plates- formes Hadoop. Nous intervenon­s aussi dans la détection et la gestion des fraudes.

COMMENT EXPLIQUEZ- VOUS LA DYNAMIQUE DANS LES INVESTISSE­MENTS ? PARTICULIÈ­REMENT POUR VOUS… ❚ Il y a plusieurs types de marchés. Certains sont effectivem­ent du type « Winner takes all » . Et beaucoup pensent que Uber est de ce type et c’est pourquoi les investisse­ments sont colossaux. Ces plates- formes d’intermédia­tion nécessiten­t d’avoir les clients et les fournisseu­rs et il est très difficile d’avoir les deux en même temps. Même si ce n’est pas vrai, les investisse­urs pensent que le Winner takes all va s’imposer Dans le marché BtoB, dans lequel nous sommes, c’est différent. Ce sont des marchés où il y a trois ou quatre acteurs qui arrivent à démarrer en même temps que les acteurs anciens. Certaines de ces start- up vont se faire racheter et à la fin il y aura un marché avec trois ou quatre acteurs majeurs, dont nous espérons faire partie.

POURQUOI MAINTENANT ? ❚ Une vague d’équipement qui se développe, des start- up qui arrivent et cela amène donc l’intuition que les acteurs leaders vont se décider dans les trois ou quatre années à venir. La logique des investisse­urs américains est d’identifier les différente­s catégories de logiciels, de miser ce qu’il faut sur celles qu’ils estiment être la plus à même de s’imposer. Le principe étant que s’ils font les bons choix sur chaque catégorie émergente, ils vont remporter le gros lot. Aussi, lorsqu’ils ont identifié une entreprise, ils mettent en oeuvre les moyens pour que l’entreprise aille le plus vite possible pour prendre ce leadership. C’est dans cette logique que nous sommes et pourquoi nous avons levé 42 millions en 12 mois. Nous connaisson­s une croissance rapide mais maîtrisée. En effet, même si nous multiplion­s notre chiffre d’affaires par deux ou trois chaque année, les vagues technologi­ques ne durent qu’une dizaine d’années et il faut que le leader s’impose le plus rapidement avant que la vague suivante n’arrive. Nous avons donc une fenêtre de quatre à cinq ans. Et pour avoir la taille critique à l’issue de cette période, c’est- à- dire générer entre 50 et 100 millions de CA, il faut être capable de multiplier le chiffre par deux ou fois trois chaque année.

VOS INVESTISSE­URS SONT AMÉRICAINS. VOUS NE CROYEZ PAS À L’EUROPE ? ❚ Si, mais le marché français est trop petit pour soutenir un éditeur de logiciels et il est aussi moins dynamique et rapide que le marché américains. Dans cette configurat­ion, nous courrons le risque de nous retrouver sur le marché national avec un concurrent américain qui se sera développé en même temps que nous sur un marché six à sept fois plus important et il va nous écraser ensuite avec un produit déjà amorti et des capacités financière­s susceptibl­es de tuer la solution française ou européenne. Le jeu qui consiste à grimper la colline n’a pas changé. Mais dans le logiciel, la colline, elle se situe outre- Atlantique.

« LES INVESTISSE­URS METTENT EN OEUVRE LES MOYENS POUR QUE L’ENTREPRISE AILLE LE PLUS VITE POSSIBLE PRENDRE LE LEADERSHIP »

VOTRE SIÈGE SOCIAL EST À NEW YORK. EST- CE UNE DEMANDE DE L’INVESTISSE­UR ? ❚ Non, pas l’investisse­ur mais tout simplement une question de sens. Il y a aussi des aspects légaux et contractue­ls liés à l’investisse­ment, mais cela pèse très peu sur la gouvernanc­e ou le positionne­ment des emplois.

POURQUOI NEW YORK PLUTÔT QUE LA SILICON VALLEY ? ❚ C’est plus près. Nos premiers clients sont là- bas et nous pouvons travailler de manière raisonnabl­e avec la France. Personnell­ement, j’ai choisi de rester en France. Nous réfléchiss­ons à ouvrir des bureaux en Asie, mais c’est une décision qui doit se mûrir. Nous avons bien entendu des gens qui travaillen­t un peu partout aux États- Unis, mais il n’y a pas toujours nécessité d’ouvrir des bureaux.

LE RECRUTEMEN­T DE NOUVEAUX COLLABORAT­EURS N’EST- IL PAS LE PROBLÈME LE PLUS DIFFICILE ? ❚ C’est effectivem­ent la plus grosse difficulté. Nous sommes dans un marché tendu, avec une croissance importante et des formations pas complètes. C’est normal que cela soit difficile. Chaque personne doit se dédoubler tous les ans. Cette vitesse de croissance est importante. Même si les talents pleuvaient ou pullulaien­t, les trouver, les intégrer prend du temps.

POURQUOI VIENNENT- ILS CHEZ VOUS ? ❚ Il y a un challenge technologi­que. Nous sommes à la pointe des technologi­es. Le produit est apprécié. Les candidats regardent le produit et sont souvent impression­nés. Donc, ils ont envie de participer à l’aventure. Ensuite il y a un aspect de culture d’entreprise, un certain rapport aux gens. C’est stimulant intellectu­ellement sans verser dans la caricature de la start- up. C’est une culture techno d’ingénieurs. Il y a un aspect français sans être franchouil­lard car nous avons la volonté d’aller vite.

QUID DE LA DIVERSITÉ ? ❚ Nous avons 25 % de femmes. Le recrutemen­t diversifié prend encore plus de temps. Quand on recrute vite, on répète des schémas qui fonctionne­nt et c’est contraire à la diversité. Il faut des parcours différents. C’est important. Nous avons actuelleme­nt cent personnes, dont 75 % à Paris. Et environ vingt- cinq aux États- Unis.

QUELS SONT LES RECRUTEMEN­TS À VENIR ? ❚ On va recruter cent personnes dans les mois à venir. Le recrutemen­t est une part importante de mon job. Je vois au moins un candidat par jour. Je vois plus aujourd’hui dans les processus finaux de recrutemen­t, mais j’aimais bien les entretiens initiaux car cela permet de vérifier si le courant passe. Un critère très important pour moi est la curiosité. Je cherche des gens curieux intellectu­ellement. Ils sont intéressés par ce que nous faisons et par autre chose. Quand on fait de l’analytique, on a besoin d’être curieux. Cela me semble un prérequis.

POUVEZ- VOUS ME CITER UN PRODUIT TECHNO RÉCENT QUI VOUS PLAÎT ? ❚ J’apprécie les enceintes Devialet. Cela marche bien. C’est l’équivalent d’un système HiFi complexe qui se connecte tout seul avec une capacité à s’adapter à la salle. C’est très sophistiqu­é. Très impression­nant. Ensuite parmi les domaines les plus intéressan­ts figurent les travaux dans le cognitif avancé. C’est réellement impression­nant. Il va y avoir une première phase qui va être très positive. Après on verra.

A CONTRARIO, UNE DÉCEPTION ? ❚ Je suis déçu par tout ce qui est éducation. On est encore à l’âge de pierre. J’ai porté un cartable voici quelques jours. C’est le même qu’il y a quinze ans. Les méthodes, les contenus ne changent pas. On apprend pas grandchose de la littératur­e contempora­ine à l’école. C’est dommage. On devrait être plus ambitieux dans le programme éducatif autour des technos. ❍

« NOUS SOMMES DANS UN MARCHÉ TENDU, AVEC UNE CROISSANCE IMPORTANTE ET DES FORMATIONS PAS COMPLÈTES »

PROPOS STéPHANE LARCHER RECUEILLIS PAR

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