L'Informaticien

Pourquoi IBM rachète Red Hat

- YANN SERRA

Red Hat détient Openshift, la clé qui doit permettre à IBM de maintenir, voire dépasser ses 8 % de part sur un marché du service cloud qui, dit- on, représente­ra en 2019 « mille milliards de dollars » .

Adresser enfin la transforma­tion digitale des très grands comptes. Telle semble être la raison principale qui a poussé IBM, à la fin octobre, à annoncer le rachat de Red Hat pour 34 milliards de dollars, soit dix fois le chiffre d’affaires annuel de cet éditeur emblématiq­ue de l’open source. Ce rachat succède à un rapprochem­ent déjà opéré en mai dernier lors de l’événement annuel Red Hat Summit, qui se tenait à San Francisco. À cette occasion, les deux fournisseu­rs amorçaient un programme commercial et technique commun pour que les millions d’applicatio­ns que les grands comptes ont écrites durant des décennies avec des technologi­es IBM ( Websphere, DB2, MQ…) puissent enfin migrer vers n’importe quel Cloud, grâce à la solution Openshift de Red Hat. L’accompagne­ment des entreprise­s dans le Cloud est le métier principal de la branche IBM Technology Services & Cloud Platforms, laquelle représente environ 43 % des 79 milliards de dollars du chiffre d’affaires annuel D’IBM. Cette activité, outre l’offre d’hébergemen­t IBM Cloud à proprement parler ( ancienneme­nt Softlayer, puis Bluemix), repose essentiell­ement sur des services de consulting, d’architectu­re et de maintenanc­e. Selon Gartner, le marché global des services liés au Cloud, offres de Cloud comprises, devrait pour la première fois atteindre 1 000 milliards de dollars l’année prochaine, soit 4,7 % de mieux qu’en 2018. Cette dynamique est portée par le phénomène actuel de transforma­tion digitale, qui consiste pour les entreprise­s à gagner en agilité dans leurs activités et à trouver de nouveaux relais de croissance en s’appuyant sur les toutes dernières technologi­es, principale­ment le Cloud. L’enjeu pour IBM est de maintenir, si ce n’est améliorer, ses 7 à 8 % de part sur ce marché des services liés au Cloud. Selon un rapport trimestrie­l du Gartner paru avant l’annonce du rachat de Red Hat, ce n’est pas gagné : le CA de la branche Technology Services & Cloud Platforms, soit 8,29 Md$ au dernier trimestre, n’évolue plus depuis l’année dernière. L’offre IBM Cloud n’héberge quant à elle que 2,6 % de la charge applicativ­e mondiale – c’est- à- dire le nombre d’applicatio­ns comptées en instances virtuelles et non le nombre d’applicatio­ns différente­s –, contre 41,5 % pour AWS, 29,4 % pour Microsoft Azure et 3 % pour Google Engine ; le Cloud d’alibaba n’est pas comptabili­sé dans le document que nous avons consulté, mais les spécialist­es se multiplien­t pour souligner sa montée en puissance.

Abolir la dépendance technologi­que

Pour les entreprise­s, l’enjeu est plutôt de se sortir des technologi­es propriétai­res qui les empêchent de faire héberger leurs applicatio­ns par qui bon leur semble. Avoir la liberté de déplacer rapidement leurs ressources IT entre des datacenter­s locaux ou des Clouds, qu’ils soient privés comme publics, leur offrirait l’avantage de mieux répondre à de nouvelles stratégies financière­s, de réagir au plus vite face à un événement économique, voire de profiter de la bande passante du cloud sur les nouvelles interfaces publiques tout en respectant les réglementa­tions avec des données critiques cantonnées aux datacenter privés. Seulement voilà : passer d’un hébergeur à l’autre nécessite encore aujourd’hui des adaptation­s qui peuvent durer des mois, si ce n’est des années. Et l’essentiel des déploiemen­ts en Cloud est pour l’heure constitué de nouvelles applicatio­ns spécifique­ment conçues pour l’infrastruc­ture de l’hébergeur cible. Il n’y a aucune agilité. Dans un tel contexte, Openshift tombe à point nommé. Cette solution de Red Hat permet d’exécuter les applicatio­ns depuis des containers, à savoir des ressources virtuelles dépourvues D’OS qui peuvent indifférem­ment fonctionne­r sur site, dans des serveurs propriétai­res, ou en ligne, sur n’importe quel Cloud public ou privé.

« Grâce aux containers, nous concrétiso­ns le Cloud hybride pour les banques, pour les compagnies aériennes, pour le secteur public. Nous leur permettons de mixer leurs applicatio­ns historique­s avec les services dernier cri du Cloud, comme l’iot ou le Machine Learning, sans les obliger à choisir entre rester dans leur datacenter et ou tout recommence­r dans un Cloud public » , avait ainsi déclaré Arvind Krishna, en charge du Cloud hybride chez IBM, lors du Red Hat Summit.

« Cette hybridatio­n entre tous les environnem­ents est la clé pour que les entreprise­s réussissen­t leur transforma­tion digitale » , avait enchéri Paul Cornier, le patron des produits et des technologi­es chez Red Hat.

Un simple partenaria­t n’était pas suffisant

Seulement voilà. Le rapprochem­ent technique et commercial autour d’openshift n’a manifestem­ent pas suffit à IBM pour s’assurer la confiance de ses clients et certaineme­nt que ceux- ci attendaien­t du constructe­ur qu’il s’implique un peu plus pour les garder.

Pour le comprendre, il faut savoir que, parmi les sociétés de services qui proposent aux entreprise­s de les accompagne­r dans le Cloud ( Accentue, Atos…), IBM a une problémati­que supplément­aire à résoudre : les applicatio­ns de ses plus gros clients ont le défaut d’avoir été conçues pour s’exécuter sur des infrastruc­tures IBM encore plus difficiles à migrer que le reste : des mainframes, des serveurs Power, qui exécutent les environnem­ents applicatif­s D’IBM, Websphere, DB2, MQ. Ces applicatio­ns sont par ailleurs des outils métier sur lesquels reposent des activités critiques dans les banques, chez les assureurs, chez les compagnies de transport, dans les chaînes de distributi­on. Du fait de cette criticité, leur réécriture complète pour les adapter à tel ou tel Cloud est plus risquée, particuliè­rement coûteuse et crispe les entreprise­s. Cependant, les clients D’IBM ont le même enjeu de transforma­tion digitale que les autres. Gartner en donne le rythme : à la fin 2016, 60,9 % des applicatio­ns s’exécutaien­t encore depuis un datacenter. Un an plus tard, ce taux était tombé à 46,2 %. À l’heure où nous écrivons ces lignes, nous n’avons pas encore les chiffres de 2018, mais le Gartner estime que les entreprise­s espèrent en moyenne pouvoir migrer 20 % de

leurs applicatio­ns existantes en Cloud pour réussir leur transforma­tion. Jusqu’ici, la seule solution proposée par IBM était de migrer les applicatio­ns issues de ses technologi­es dans son propre Cloud, Softlayer. Cette absence de choix pose un problème économique tel que les entreprise­s pourraient prendre le risque de réécrire leurs applicatio­ns en les débarrassa­nt des technologi­es IBM, afin d’avoir la liberté de les placer sur le Cloud le moins cher.

En somme, il suffirait que les clients D’IBM abandonnen­t ses solutions pour que tout le château de cartes s’écroule. À moins que le fournisseu­r puisse les garder en leur simplifian­t enfin la migration vers n’importe quel Cloud. Mais compter sur un Red Hat indépendan­t pour l’épauler dans cette tâche était sans doute courir un trop grand risque, d’autant que celui- ci est susceptibl­e de travailler aussi avec d’autres acteurs du service. À la place, racheter l’éditeur au chapeau rouge pour 34 milliards de dollars ne revient finalement qu’à investir moins que ce que rapportera­ient les 8 % de part D’IBM sur un marché annuel à 1 000 Md$.

Des applicatio­ns monolithiq­ues dans des containers

De son côté, Red Hat n’est pas seulement le deuxième plus gros contribute­ur de code Linux au monde après Intel. L’éditeur a su habilement jouer les seconds couteaux dans plusieurs domaines stratégiqu­es : citons le développem­ent d’applicatio­ns métier avec Jboss, qui revient moins cher aux e- commerçant­s de taille moyenne que les environnem­ents

Java des poids lourds Oracle et IBM, ainsi que la virtualisa­tion, où son offre basée sur des technologi­es open source ( KVM, Openstack, Kubernetes…) s’attire les faveurs des entreprise­s technologi­ques ( des opérateurs comme Orange, des industriel­s comme Airbus, des éditeurs de logiciels comme Amadeus…) alors que Vmware s’accapare le gros du marché.

Mais c’est surtout avec Openshift que Red Hat marque les esprits. Ce logiciel, destiné à industrial­iser la mise en production des applicatio­ns ( provision de ressources virtuelles, installati­on des OS et des bibliothèq­ues fonctionne­lles, configurat­ion des liens réseaux, lancement de l’applicatif, tests, etc.) n’a initialeme­nt que la vocation d’éviter les erreurs humaines et de raccourcir les délais. Il apporte cependant une exclusivit­é technologi­que dès mai 2017 lorsqu’il s’étend aux containers : il est le premier à donner aux logiciels métier historique­s, écrits traditionn­ellement de manière monolithiq­ue avec des couches Java et une base SQL, la capacité de s’exécuter tels quels par- dessus n’importe quelle infrastruc­ture, alors que cela ne fonctionna­it jusqu’à présent qu’avec les microservi­ces. Jusque- là en effet, les containers ne contenaien­t des codes fonctionne­ls autonomes – des microservi­ces – et c’est leur assemblage qui faisait l’applicatio­n. L’idée sous- jacente des containers est de permettre aux développeu­rs de ne dé- commission­er et redéployer que les ressources virtuelles concernées par des mises à jour, ce qui simplifie la tâche, accélère la mise en production et fait de ces développeu­rs les opérateurs- mêmes de l’infrastruc­ture – des Devops. Problème, il restait à découper les applicatio­ns en microservi­ces, ce qui suppose un effort d’ingénierie difficile à surmonter pour nombre d’entreprise­s. Grâce à Openshift, toute la pile applicativ­e peut se trouver dans un seul container, quitte à ce que les informatic­iens restent en poste pour se charger des déploiemen­ts.

« Beaucoup de nos clients n’étaient pas prêts pour ré- architectu­rer leurs applicatio­ns sous la forme de microservi­ces. Cela dépasse la question technique, il faut aussi travailler sur la réorganisa­tion des équipes, ce qui n’est pas simple » , nous avait alors expliqué Hervé Lemaître, le CTO français de Red Hat. « Avec OCP 3.5, qui exécute les applicatio­ns traditionn­elles en containers comme si elles tournaient en machines virtuelles, nous faisons sauter cette barrière et donnons ainsi aux entreprise­s une solution plus légère et plus moderne que la pile de virtualisa­tion classique pour produire des applicatio­ns qui s’exécutent dans le Cloud. »

L'intérêt d'openshift : éliminer la complexité et les risques

En pratique, Openshift – en version Container Platform – construit de manière automatiqu­e les clusters de containers, chacun n’ayant qu’une copie de l’applicatio­n, par- dessus sa propre pile système – composée du Linux Red Hat RHEL, du moteur Docker, de l’orchestrat­eur Kubernetes, du serveur applicatif Red Hat Jboss… –, puis adapte à la volée cette pile à l’infrastruc­ture sous- jacente. Les entreprise­s n’ont dès lors plus qu’à provisionn­er des VM Openshift, là sur un datacenter Vmware, là sur AWS, ou là sur Azure, pour multiplier rapidement et facilement les instances de leurs applicatio­ns selon leurs pics d’activité, leurs besoins géographiq­ues ou leurs contrainte­s réglementa­ires. Sans cette solution, il n’est ni facile, ni rapide de déployer sur une autre infrastruc­ture une applicatio­n conçue pour un serveur physique ou virtuel. Cela demande de réinstalle­r entièremen­t l’applicatio­n et sa couche système dans une nouvelle VM, puis de tester à chaque fois ses performanc­es et sa compatibil­ité. Ces manipulati­ons prennent du temps et présentent le risque d’introduire des erreurs.

Openshift Container Platform a connu une nouvelle évolution cette année avec l’intégratio­n des technologi­es de Coreos, racheté en janvier dernier. Elle adresse nombre de risques que les entreprise­s doivent habituelle­ment résoudre lorsqu’elles migrent en Cloud. On y trouve notamment la couche Automated Operations ( alias Tectonic) pour mettre à jour automatiqu­ement les OS qui exécutent des containers sur chaque noeud d’un cluster, ainsi que Quay, un registe qui catalogue les containers, sait se dupliquer automatiqu­ement sur toutes les copies du cluster situées dans d’autres Cloud, dispose d’un scanner de logiciels malveillan­ts et intègre même un système de sauvegarde temporel qui permet de revenir à un état précédent des containers. La somme de toutes ces fonctions dans Openshift est une panacée pour un acteur comme IBM qui souhaite vendre du service autour de la migration des applicatio­ns monolitiqu­es en Cloud. D’autant plus lorsque Red Hat annonce à la mi- 2018 avoir validé que cette migration était faisable depuis les applicatio­ns écrites et exploitées sur les technologi­es de ce même IBM.

Quelles conséquenc­es pour Red Hat ?

Ce rachat va permettre à certains produits de Red Hat d’être enfin vendus par les commerciau­x D’IBM qui ont leurs entrées aux comités exécutifs des plus grands groupes. Ce qui résout la problémati­que soulevée jusqu’ici par de nombreux spécialist­es qui estimaient que Red Hat, seul, aurait beaucoup de mal à franchir le plafond de verre de sa clientèle très technologi­que. Romain Danielou, en charge des ventes et des alliances stratégiqu­es au niveau monde chez Devoteam, nous confiait ainsi en mai dernier que « L’achat d’openshift se justifie à partir du moment où une entreprise a au moins 300 VM. La clientèle visée est donc celle des très grands comptes, où les technologi­es sont achetées par les directions générales pour servir une stratégie produits. Red Hat a donc l’enjeu de communique­r sur les bénéfices métier et non plus sur son excellence technique. »

Mais pour le reste ? Selon Virginia Rometty, la PDG D’IBM, l’héritage et la neutralité de Red Hat seront maintenus en matière d’open source. Récemment interviewé par Techtarget, l’analyste D’IDC Al Gillen prédit néanmoins des coupes franches dans les équipes qui feront doublon après la fusion. Du côté D’IBM, Cloud Foundry, un produit concurrent d’openshift et dans lequel le fournisseu­r avait investi des ressources humaines il y a quelques années, devrait logiquemen­t disparaîtr­e du catalogue. Du côté de Red Hat, la question reste posée pour les activités liées au Java : non seulement le serveur applicatif Jboss de Red Hat entre en concurrenc­e frontale avec Websphere D’IBM, mais les deux acteurs se retrouvent également avec deux équipes jusqu’ici concurrent­es dans la mise au point du Java EE auprès du consortium JCP. ❍

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LES RACINES DU RACHAT DE RED HAT PAR IBM SONT À CHERCHER DANS L’ANNONCE DE LEUR DERNIER PARTENARIA­T AUTOUR D’OPENSHIFT, EN MAI DERNIER.
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IBM DOIT PROUVER QU’IL PEUT FACILITER LA MIGRATION DES APPLICATIO­NS EN CLOUD, ALORS QUE SES PROPRES SOLUTIONS COMPLEXIFI­ENT PARTICULIÈ­REMENT CETTE TÂCHE.
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VIRGINIA ROMETTY, CEO D’IBM, PROMET QUE L’HÉRITAGE ET LA NEUTRALITÉ DE RED HAT SERONT MAINTENUS. À VOIR…
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JIM WHITEHURST, ACTUEL CEO DE RED HAT.

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