Google a- t- il vraiment atteint la suprématie quantique ?
Le mystère reste entier. Un article publié sur le site de la NASA fait état de l’avancée majeure obtenue par l’équipe de recherche de Google. Or, le retrait précipité de l’article laisse planer le doute sur un résultat que les experts n’attendaient pas avant plusieurs années.
L’ article est brièvement apparu sur le site de la NASA avant d’en avoir été retiré sans aucune explication officielle. Titré Quantum supremacy using a programmable superconducting processor, il était signé Google, qui clamait avoir atteint la suprématie quantique en ayant obtenu un résultat en seulement 200 secondes avec son calculateur quantique, contre 10 000 ans avec une machine à l’architecture classique.
Or, si cet article a rapidement été retiré du site de la NASA, celui- ci avait déjà été indexé par les robots de Google. Le cache a permis à tous les experts d’en prendre ainsi connaissance. Pour l’heure aucun porte- parole de Google n’a livré de commentaire quant à cette étonnante fuite d’information, la thèse la plus plausible étant que la NASA a diffusé un peu trop vite un article qui doit encore être sur la table du comité de lecture d’une revue scientifique avant sa publication « officielle » . L’embargo fixé par l’éditeur de la revue expliquant le retrait de l’article et l’absence de tout commentaire des auteurs. Toujours est- il que cette fuite a eu l’effet d’un coup de tonnerre dans la communauté scientifique car beaucoup s’attendaient à ce que cette suprématie quantique ne puisse être atteinte que dans plusieurs années, certains évoquaient même 2030, sinon 2040, preuve du choc de cette annonce. Ce concept de suprématie quantique a été inventé en 2012 par John Preskill, un physicien américain, celle- ci marquant le moment où les calculateurs quantiques réaliseront un calcul au moyen de Qubits et qu’aucun autre ordinateur ne pourrait matériellement réaliser. Le calcul lancé par l’équipe de recherche de Google répond bien évidemment à ce critère, même si on est loin d’approcher l’arrivée
« Pour aller vers l’ordinateur quantique universel on a besoin d’atteindre le million de Qubits ce qui n’est pas possible avec les techniques actuelles »
Anthony Leverrier, chercheur à l’inria
d’un calculateur quantique universel capable de réaliser n’importe quel calcul, depuis la simulation d’une protéine jusqu’au crackage cryptographique. Le calcul réalisé, un tirage aléatoire extrêmement complexe, n’avait aucune utilité pratique et reste au stade de la démonstration purement technologique.
Une course au nombre de Qubits, mais surtout une lutte contre les erreurs
Paradoxalement, le calcul réalisé par les chercheurs n’a pas mis en oeuvre un nombre extrêmement important de Qubits. Google avait déjà annoncé il y a quelques mois Bristlecone, une puce quantique de 72 Qubits, mais a préféré revenir en arrière lors de cette dernière expérience. « Google a préféré abandonner Bristlecone pour créer Sycamore, une architecture qui compte moins de Qubits, mais dont le taux d’erreur est plus faible. C’est ce qui leur a permis d’atteindre ce régime d’opération et donc d’annoncer cette suprématie quantique » , expliquait dernièrement au micro de France Culture Eleni Diamanti, directrice de recherche CNRS au laboratoire de recherche en informatique à Sorbonne Université. « Google et IBM augmentent progressivement le nombre de Qubits de leurs calculateurs quantiques régulièrement, mais au- delà du nombre, tout est une question de qualité de contrôle de ces Qubits. »
En effet, contrôler et stabiliser l’état de chaque Qubit dans le cryostat dans lequel est plongé le calculateur est très difficile, ce qui explique la grande difficulté des calculateurs quantiques à monter à l’échelle. « Faire travailler entre eux quelques dizaines de Qubits est déjà une prouesse technologique en soi » , ajoute la directrice de recherche. Contrairement à la technologie du transistor et du silicium, aujourd’hui très stable et fiable, manipuler des Qubits reste un exercice de haut vol. « Les systèmes quantiques doivent être isolés de leur environnement pour éviter la perte de corrélation. Cela impose un fonctionnement cryogénique, ce qui rend les systèmes très lourds et très complexes afin de protéger les Qubits tout en gardant une capacité de pouvoir interagir avec chacun d’entre eux. L’adressabilité de chaque Qubit sans interaction avec ses voisins est très complexe. »
Pour Anthony Leverrier, chercheur à l’inria, « Le taux d’erreur actuellement atteint est à peine inférieur à 1 % par port, ce qui signifie qu’à chaque porte logique on ajoute 1 % d’erreur au calcul, si bien qu’au bout de 100 portes, on n’obtient plus que du bruit en sortie. Dans le cas du calcul de Google, avec 1 000 portes, ils ont obtenu encore un peu de signal, ce qui leur a permis d’obtenir cette suprématie quantique. Cela montre aussi qu’actuellement en calcul quantique, il y a beaucoup trop de bruit pour véritablement délivrer des résultats utiles. Construire à terme un ordinateur quantique universel implique de lutter contre ce bruit, notamment en améliorant les portes. » Ce problème de taux d’erreur est tellement crucial dans le domaine du calcul quantique qu’il existe l’équivalent d’une loi de Moore qui ne porte pas sur le nombre de Qubits, mais sur le taux d’erreur par porte. Cette loi explique que ce taux décroît exponentiellement avec le temps.
Aucune technologie de Qubit ne s’est encore imposée
Augmenter le nombre de Qubits ce n’est pas aussi simple qu’en électronique classique où l’on dispose les transistors les uns à côté des autres et on augmente la taille de la puce et/ ou l’on augmente la finesse de gravure. En quantique, il faut protéger l’intégralité des Qubits, mais aussi pouvoir les adresser individuellement en limitant ces interférences au niveau des portes. Une problématique qui reste extrêmement complexe encore aujourd’hui.
Plusieurs technologies de Qubits sont actuellement en lice. Google a fait le choix des Qubits supraconducteurs, une technologie au potentiel intéressant, mais aucune technologie ne s’est véritablement imposée comme ce fut le cas du silicium pour les microprocesseurs à transistors. Chaque approche a ses avantages et ses inconvénients. Outre les supraconducteurs, les chercheurs de Google testent d’autres approches, dont la technologie CMOS. En parallèle, de nombreuses équipes de recherche travaillent sur d’autres technologies de Qubits, notamment en mettant en oeuvre un spin dans un semi- conducteur, un atome froid, un photon.
Objectif : 1 million de Qubits
La technique de l’ion piégé a été la première à avoir émergé et celle- ci est toujours développée : une machine à 100 Qubits pourrait bien être dévoilée dans les prochains mois, mais l’architecture à une dimension de cette technologie pose de sérieuses contraintes dans l’interconnexion de chaque Qubit avec ses voisins. Le problème du passage à l’échelle de telles machines reste entier car pour contrer la problématique du taux d’erreur, cela va imposer d’aller vers la mise en place de techniques de correction d’erreurs qui vont nécessiter de multiplier le nombre de Qubits pour fiabiliser le résultat délivré. Avec Sycamore, le calcul quantique entre dans l’ère du NISQ ( pour Noisy
Intermediate- Scale Quantum), des machines quantiques au taux d’erreur pas trop élevé, qui n’ont pas encore assez de Qubits physiques pour activer des techniques de correction d’erreur qui nécessitent de disposer de plusieurs centaines voire milliers de Qubits pour pouvoir implémenter des algorithmes évolués mettant en oeuvre la correction d’erreur. « Dans cette approche, il faudra plusieurs Qubits physiques pour représenter l’état d’un Qubit logique parfait, l’information de chaque Qubit logique étant répartie sur un millier de Qubits physiques » , explique Anthony Leverrier, chercheur à l’inria. « Pour mettre au point des algorithmes quantiques intéressants, il faudra donc des centaines, des milliers de Qubits logiques parfaits, ce qui fera exploser le nombre de Qubits physiques nécessaires. Atteindre le million de Qubits physiques reste une marche énorme à franchir dont on ne sait d’ailleurs si elle pourra être franchie un jour ! »
Si l’article de Google est finalement accepté par le comité de lecture d’une revue scientifique, alors l’équipe de Google pourra s’enorgueillir d’avoir atteint la suprématie quantique au nez et à la barbe de son grand rival IBM. Ce dernier avait dévoilé son calculateur quantique Q System One en janvier 2019, lors du CES. Outre son design épuré, cette machine de 20 Qubits était censée être plus stable que ses prédécesseurs, ce qui n’aura pas suffi à Big Blue pour décrocher ce titre de suprématie quantique avant Google. La prochaine étape pour les équipes de recherche sera d’une part d’augmenter le nombre de Qubits, mais surtout de démontrer leur capacité à implémenter ces mécanismes de correction d’erreur. Cela ouvrirait la porte à des algorithmes quantiques plus évolués et constituerait un nouveau jalon vers un calculateur quantique universel qui reste encore du domaine de la science- fiction. ✖
« L’annonce de Google est un jalon de taille dont on ne peut minimiser l’importance même si les résultats peuvent être discutés »
Eleni Diamanti, directrice de recherche CNRS au laboratoire de recherche en informatique à Sorbonne Université