ANTICIPATOR
Le proverbe dit que la réalité dépasse la fiction. Il arrive normalement le contraire. Le plus rare est quand la fiction est rattrapée par la réalité. C’est ce qui m’a frappé lors de la lecture d’une petite nouvelle de Roald Dahl, datant de 1953, dans le recueil Cruelty paru chez Penguins Pick Book. Elle raconte la réussite d’un obscur ingénieur, un peu sociopathe, qui invente une machine extraordinaire le grand Grammatizator. Il travaille dans une entreprise qui vient de construire, je cite, « la plus grande machine de traitement de calculs commandée par le gouvernement il y a quelques temps et qui est désormais terminée. C’est certainement la plus rapide des machines de ce type dans le monde. Ses fonctions vont permettre de répondre aux besoins toujours plus grands de la science, de l’industrie et de l’administration pour des calculs mathématiques rapides qui autrefois par des méthodes traditionnelles étaient impossibles ou nécessitant plus de temps justifiant son emploi. La vitesse à laquelle travaille la machine apporte une réponse à un problème en 5 secondes alors que celui- ci demande des mois pour un mathématicien. En trois minutes, la machine fournit un résultat qui demanderait un demi- million de pages. La machine utilise un million d’impulsions électriques à la seconde pour résoudre tous les calculs s’appuyant sur des additions, des soustractions des multiplications et des divisions. En pratique, il n’y a pas de limites à ce qu’elle peut faire. »
Même dans les “éléments de langages ” on retrouve ce que disent les thuriféraires de l’intelligence artificielle, du High Performance Computing ou tout simplement n’importe quel constructeur de serveurs ou de baies de stockage. Comme quoi, les grands pontes de la communication et du marketing réunis ont peu d’imagination… ou ont lu Roald Dahl !
“La grammaire anglaise, c’est des maths ! ”
La nouvelle ne s’arrête pas seulement à cette simple description des ordinateurs. L’ingénieur un peu sociopathe, durant une période de vacances forcées après l’immense succès de la machine qu’il a fortement contribué à construire, a une idée de génie qui s’appuie sur un simple fait : « La grammaire anglaise est gouvernée par des règles semblables à des règles mathématiques dans sa plus grande rigueur. » À partir de cette simple assertion, il s’enthousiasme à développer une machine capable d’écrire le type de petites chroniques – comme celle que vous lisez justement. Il élabore même un business plan s’appuyant sur le prix des chroniques payées par les journaux et magazines du moment pour persuader son patron de l’aider à créer cette merveilleuse machine. Après quelques essais et ajustements, la machine réussit à écrire de petits textes dans le style des revues de 1953, comme le Reader’s Digest ! L’argent commence à couler à flot dans l’entreprise et l’ambition grandit pour écrire des romans. L’ingénieur adapte la machine avec un nouveau système de contrôle qui lui permet de choisir le contexte
du roman : historique, satyrique, philosophique, politique, romantique d’humour, érotique… Le contrôle permet de choisir le niveau de langue, le thème, le style même du texte à la manière d’hemingway, de Joyce. Là où Dahl se trompe, où il est trop enthousiaste avec cette merveilleuse machine, c’est qu’il lui ajoute la possibilité de moduler des sentiments comme la passion. Jusqu’à présent la machine virtuelle à écrire a su faire preuve de créativité mais pas encore de passion ni de sentiment. Peut- on dire ouf grâce à cela ? Là encore, le succès est au rendez- vous et la petite entreprise devient la coqueluche des critiques littéraires et les éditeurs se battent pour s’arracher ce nouveau talent de la littérature.
Avec le succès, l’ingénieur sociopathe, qui a quand même la tête près du chapeau, est devenu un redoutable homme d’affaires et plutôt que de se contenter d’un seul auteur, ou de faux écrivains, il va démarcher les écrivains existants partant du présupposé que les auteurs sont comme tout le monde et qu’ils veulent surtout gagner de l’argent. Surtout qu’il ne les trahirait pas puisque sa machine écrirait comme eux. Beaucoup d’auteurs, et non des moindres, finissent par accepter le contrat proposé et des romans écrits par la machine sortent sous leur nom. À la fin, l’entreprise domine totalement le marché de l’édition et les réfractaires sont condamnés à regarder leurs enfants mourir de faim ou d’accepter les conditions de plus en plus dures des contrats proposés. Tout cela ne vous rappelle rien ? Disruption, captage de valeur d’un secteur entier par une automatisation et une intermédiation pour être plus proche du client, ici le lecteur. Même la notion très actuelle de personal branding, la marque de chaque auteur qui est cannibalisée et utilisée à des fins qui ne correspondent certainement pas aux buts artistiques de ces auteurs. N’importe quoi !, diront certains en me lisant, mais on s’approche de la réalité quand on sait qu’un roman de ce type a été écrit à partir des capteurs d’une caméra, d’un GPS et d’un microphone placés dans un véhicule qui a sillonné les routes de New- York à la Nouvelle- Orléans. Un spécialiste de la science des données a entré l’ensemble des données stockées dans un système d’intelligence artificielle. Plus récemment encore, Julia Joy Raffel a sorti un roman. Personne ne connaissant cet auteur et pour cause : c’est une Intelligence artificielle qui a écrit le roman Dinner Depression.
Perché comme du Bob Dylan
Bien, les résultats ne sont pas exceptionnels, voire dérangeants, car les livres sont incompréhensibles ou n’ont pas le sens qu’un humain peut percevoir. Les plus enthousiastes comparent ces livres à des poèmes de Bob Dylan, qui n’ont pas forcément de sens mais qui font que nous mettons nos sentiments ou nos expériences passés sur le texte et nous apportent une nouvelle manière de lire. Au passage, Bob Dylan appréciera- t- il le compliment ?
Avez- vous entendu parler de GPT2 ? C’est une Intelligence artificielle développée chez Openai. Elle est capable d’écrire des articles et des romans en assimilant les mots qui lui sont donnés et sait déterminer la suite du texte la plus logique tout en l’écrivant dans le même style. Pour les chercheurs du programme, il est même impossible de faire la différence avec l’humain. Ils ont décidé cependant de repousser la publication des résultats de leurs recherches sur le sujet pour étudier les utilisations malveillantes qui pourraient être faites par l’utilisation de leur technologie. Il existe même une librairie en ligne – Booksby. ai – qui ne vend que des livres de science- fiction écrits par des intelligences artificielles. Même les prix sur le site sont déterminés par un algorithme, les commentaires sont réalisés par des bots et ils ont tous un numéro ISBN !
Alors, à quand un Musso ou un Nothomb à la sauce IA ? ✖
Jusqu’à présent, la machine virtuelle à écrire a su faire preuve de créativité, mais pas encore de passion ni de sentiment.