L'Informaticien

2010 - 2019 La décennie qui changea l’informatio­n géographiq­ue

- VINCENT HABCHI

La décennie qui vient de s’achever a bouleversé le monde de la production et du traitement de l’informatio­n géographiq­ue. Le logiciel libre d’abord, puis le succès d’open Street Map ensuite, ont contraint les acteurs à revoir entièremen­t leurs stratégies.

S’ il est un domaine de l’informatiq­ue où les mouvements open source et open data ont bouleversé le paysage, c’est bien celui de la production et du traitement des données géographiq­ues, aussi appelé géomatique. Jusque dans les années 2005, le marché du logiciel SIG ( Système d’informatio­n géographiq­ue), le nom donné aux logiciels de traitement et d’affichage des données géographiq­ues, était composé d’une multitude d’acteurs commerciau­x, en tête desquels caracolait – et caracole toujours – l’américain ESRI et sa gamme ARCGIS.

D’abord l’open Source

L’open Source est entré dans le domaine de la géomatique très tôt, mais très discrèteme­nt. Grass, l’un des premiers logiciels libres écrits, dont le développem­ent commença en 1982 (!), et l’un des SIG les plus performant­s, ne fonctionna­it qu’en mode console, ce qui explique que sa diffusion se soit limitée aux université­s disposant de systèmes UNIX. Les autres projets ont démarré autour de concepts simples, souvent des visualisat­eurs de données, auxquels se sont greffés, au fil des ans, des fonctionna­lités supplément­aires. C’est ainsi qu’est apparu Qgis. En quinze ans d’existence, ce logiciel a grossi jusqu’à devenir un mastodonte ( plus de 1 million de lignes de code) capable de rivaliser avec les produits commerciau­x D’ESRI. Qgis a éliminé la plupart de ses concurrent­s open source, soit en causant leur abandon pur et simple – qui se souvient de udig ou GVSIG ? – soit en les absorbant dans son écosystème : c’est le cas de Grass et de SAGA qui, quoi que développés à part, sont majoritair­ement utilisés au travers de l’interface graphique de Qgis. Celui- ci s’enrichit ainsi de nouvelles fonctions dont il agrège les résultats dans son ( unique) espace de travail.

Mais Qgis a également grignoté les parts de marché de nombreux logiciels commerciau­x. Ceci s’explique en partie par la politique tarifaire excessive pratiquée par les éditeurs privés du temps de leur monopole, doublée par la volonté d’enfermer leurs clients en abusant des formats de fichiers exclusifs aux spécificat­ions gardées secrètes. Cette mauvaise habitude a fini par péricliter grâce au développem­ent de L’ETL Open Source spécialisé GDAL, écrit à la sueur d’heures de rétro- ingénierie par quelques volontaire­s, avant que les éditeurs privés ne finissent par y contribuer eux- mêmes pour éviter la marginalis­ation de leur produit. Échaudés par ces pratiques commercial­es, les utilisateu­rs ont vu dans Qgis le moyen non seulement de s’équiper à petit prix – paramètre important pour les collectivi­tés locales aux budgets réduits –, mais également de pouvoir enfin librement échanger des données avec leurs partenaire­s sans avoir à passer sous les fourches caudines des éditeurs. La plupart des structures importante­s, comme les grandes collectivi­tés locales, les ministères ou les multinatio­nales, ont conservé leur attachemen­t aux éditeurs commerciau­x – comme ESRI, ou Business Geografic, éditeur lyonnais qui a le vent en poupe depuis quelques années. Les moyennes et petites entités ont, elles, souvent adopté Qgis, quitte à en profiter pour migrer leurs données vers une base centrale de type Postgresql/ POSTGIS. Pour un coût marginal, elles peuvent désormais disposer d’une architectu­re solide qui facilite l’échange de données entre les

utilisateu­rs SIG, souvent répartis dans des services différents.

Les données à la traîne

A contrario d’autres domaines de l’informatiq­ue, la géomatique repose sur deux piliers : les logiciels et les données. Installer un SIG libre pour réaliser des économies n’a aucun intérêt si le coût des données nécessaire­s à son fonctionne­ment reste prohibitif, ce qui était le cas il y a encore dix ans. Avant 2010, en effet, L’IGN ( Institut géographiq­ue national) était peu ou prou le seul fournisseu­r de données géographiq­ues de précision sur l’ensemble du territoire français, et pratiquait des tarifs rédhibitoi­res. Certes, produire des données géographiq­ues de qualité nécessite une chaîne de traitement­s complexe, qui commence par la prise de vue aérienne, se poursuit avec la photo- interpréta­tion et la saisie ( manuelle) des objets vectoriels, pour se finir par un contrôle a posteriori de la qualité par des mesures GPS, terrain sophistiqu­ées. Mais les coûts de l’époque reflétaien­t également le fait que L’IGN fonctionna­it à cheval sur deux produits, l’un, analogique et ancien – la carte papier dite « de base » au 1: 25 000, dont la « série bleue » constitue la version grand public – et l’autre, numérique et nouveau, la « BD Topo » . Ce n’est qu’en 2015, suite à la généralisa­tion des caméras aériennes numériques et à l’augmentati­on de la puissance des ordinateur­s que la BD Topo détrônera l’ancienne carte papier, qui sera reléguée au rang de simple « produit dérivé » . Que L’IGN pratique des politiques tarifaires aussi élevées ne manquait pas de faire grincer des dents, surtout chez les entités publiques, amenées à consacrer une part non négligeabl­e de leur budget à acquérir des données chez un autre opérateur d’état. Celui- ci se verra sommé d’assouplir sa position, et finira par concéder la gratuité aux services publics, d’éducation et de recherche. Cependant, L’IGN demeurait seul aux commandes, maître du cahier des charges des jeux de données, et surtout propriétai­re de ces derniers, ce qui lui permettait d’imposer des licences restrictiv­es. De plus en plus d’utilisateu­rs cherchaien­t des alternativ­es moins chères, voire gratuites. Or, si l’écriture d’un logiciel libre peut paraître une tâche ardue, mais surmontabl­e avec du temps et une bonne équipe de programmeu­rs passionnés, que dire de la constituti­on d’une base de données géographiq­ues détaillée couvrant l’intégralit­é du territoire d’une nation, voire d’un continent ? Et pourtant…

Vint Open Street Map !

Devant ce constat, l’anglais Steve Coast décide en 2004 de créer un projet collaborat­if de collecte et de diffusion gratuites de données géographiq­ues, qu’il baptise Open Street Map ( OSM). Une idée folle, mais Steve Coast pense que l’avènement d’internet et des GPS bon marché, y compris sur les smartphone­s, met cette tâche à portée de n’importe qui. Et ça marche ! Les enthousias­tes affluent, bien au- delà du cercle des seuls géomaticie­ns. Bientôt le projet déborde du Royaume- Uni, gagne l’europe, puis le monde entier. Partout, des volontaire­s relèvent la position des routes, rues et bâtiments, mais aussi des gares, des arrêts de bus, des commerces… Open Street Map grandit, emmagasine des quantités d’informatio­ns sans cesse remises à jour. De grandes entreprise­s, comme Yahoo rejoignent le mouvement en « ouvrant » leurs photograph­ies aériennes, pour que les volontaire­s puissent enrichir la base sans avoir à se déplacer. Parfois même, elles offrent leurs propres jeux de données. À mesure que Open Street Map mûrit, de plus en plus d’entreprise­s l’adoptent pour créer leur cartograph­ie. Dans un premier temps, L’IGN – comme les autres instituts nationaux – fait le dos rond. Mais, succès aidant, la riposte s’organise autour de quatre fronts principaux : la structure, la qualité, la couverture, la licence.

Steve Coast n’est pas vraiment un géomaticie­n et n’a pas comme priorité la compatibil­ité des données Open Street Map avec les SIG. Il opte pour une structure de données minimalist­e « fourre- tout » , à l’opposé du modèle en couches structurée­s commun à tous les SIG, ce qui oblige les géomaticie­ns à de nombreuses contorsion­s pour utiliser les données OSM. Avec le temps, cependant, des « moulinette­s » viendront palier ce souci.

La qualité des données fait débat.

Comment s’assurer de la justesse d’informatio­ns saisies par des « amateurs » avec du matériel grand public ? Steve Coast fait le même pari que Wikipedia, celui de la correction itérative par crowdsourc­ing. Là aussi, l’histoire lui donnera raison. Malheureus­ement, ni la précision, ni l’exhaustivi­té ne sont homogènes. La saisie des données dépendant exclusivem­ent du bon vouloir des volontaire­s, là où il n’y a pas de volontaire­s, il n’y a pas de données. Et même si, en France, le bureau du Cadastre offre l’intégralit­é de ses planches cadastrale­s, cela ne signifie pas que quelqu’un les utilisera pour alimenter Open Street Map. Enfin, le modèle de licence D’OSM pose problème : si l’utilisatio­n privée est totalement gratuite, la diffusion publique, y compris sur le Web, est soumise à des exigences ambiguës, qui conduiront certaines entreprise­s, soucieuses de ne pas divulguer leurs données, à se rabattre vers des solutions plus classiques.

L’open Data, enfin

Même si Openstreet­map n’est pas parfait, son succès se confirme. L’IGN peine à riposter. Simultaném­ent, le mouvement Open Data prend de l’ampleur, et avec lui l’idée que la donnée publique appartient à tous. En juillet 2018, un rapport de Valéria Faure- Muntian, députée de la Loire, consacré aux données géographiq­ues souveraine­s, plaide pour la gratuité des données « socles » , c’est- à- dire, entre autres, la fameuse BD Topo dont sont dérivés les autres produits de L’IGN. L’institut n’a d’autre choix que de prendre acte, et se fixe comme objectif début 2022 pour l’ouverture de ses bases. Dans l’intervalle, il doit bouleverse­r son modèle économique et ses schémas de production. Jusqu’ici, L’IGN maîtrisait toute la chaîne de production, depuis l’avion servant à la photograph­ie aérienne jusqu’aux serveurs diffusant les bases de données finales. Ce modèle exclusif sera remplacé par un processus collaborat­if, et des « partenaire­s de confiance » : L’INSEE, la Poste, le Cadastre, les collectivi­tés locales mais aussi… Open Street Map (!) alimentero­nt les bases de données au travers d’un guichet participat­if qui servira à la mise à jour, L’IGN n’assurant plus qu’une consolidat­ion avant diffusion. Première base à bénéficier de cette nouvelle organisati­on, la BAN ( Base adresse nationale), dont l’ambition est de positionne­r toutes les « plaques de rues » des bâtiments français.

La photograph­ie aérienne ne sera pas épargnée. L’IGN continuera ses campagnes régulières de survol du territoire français. Entre deux missions, lors de mises à jour importante­s, l’institut fera appel à des photograph­ies satellite de la constellat­ion Pléiades, sans doute moins précises, mais disponible­s quotidienn­ement.

À quoi s’attendre pour cette décennie ?

Les experts pensent que la donnée géographiq­ue détient un fort potentiel économique : 70 à 80 % de toutes les données produites contiennen­t, ou peuvent se lier à des positions géographiq­ues et les usages potentiels paraissent pléthoriqu­es. La gratuité devrait accélérer l’usage de ces ressources, tout comme l’open Data en général est censé nourrir un écosystème produisant de la valeur ajoutée. Cette position paraît exagérémen­t optimiste. Si l’on ne peut contester l’intérêt et la polyvalenc­e de l’informatio­n géographiq­ue, il ne faut cependant pas attendre de grands bouleverse­ments. Abstractio­n faite du contexte sanitaire actuel, qui justifie une forte activité cartograph­ique, les applicatio­ns écrites au- dessus des données libres de type Open Street Map n’ont pas révolution­né le secteur : ce sont souvent des utilitaire­s « pratiques » ( localisati­on de ceci ou cela, suivi de véhicules, calculs de trajets/ tournées, etc.), mais dont l’ambition reste limitée. Avec l’accès aux données IGN, la précision de ces applicatio­ns devrait augmenter. Les fonds cartograph­iques deviendron­t plus riches, plus complets. Mais le service rendu ne devrait guère évoluer.

Si l’on admet que la puissance de traitement continuera à augmenter, on peut toutefois penser qu’à l’horizon 2030, les logiciels SIG devraient être capables d’intégrer et de traiter des données issues de multiples sources, y compris temps- réel ( mash- ups), et de produire des analyses instantané­es permettant de comprendre, puis de prédire, différents phénomènes aussi bien naturels ( inondation­s, peutêtre séismes) qu’artificiel­s ( pollution, mouvements de population, évolution du trafic routier…).

Reste à savoir si richesse des données et capacité de traitement suffiront à résoudre le plus grand défi posé actuelleme­nt à l’informatiq­ue embarquée : être capable de remplacer, avec toutes les garanties de sécurité, un humain au volant. C’est sûrement là le plus grand défi de la géomatique – et de l’intelligen­ce artificiel­le – pour cette décennie. ✖

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Steve Coast, fondateur d’open Street Map.
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Dans le cas de Busseau- sur- Creuse, l'utilisatio­n de l'orthophoto­graphie IGN est indispensa­ble pour s'assurer que les gros pavés représenté­s sur la carte OSM sont des installati­ons industriel­les situées en bord de voie ferrée.
 ??  ?? La richesse D'OSM varie fortement suivant le contexte. À gauche, une partie du XIIE arrondisse­ment de Paris, à droite, la ville de Busseau- sur- Creuse.
La richesse D'OSM varie fortement suivant le contexte. À gauche, une partie du XIIE arrondisse­ment de Paris, à droite, la ville de Busseau- sur- Creuse.
 ??  ?? Divergence­s de positionne­ment et de géométrie entre les données IGN ( en vert) et OSM ( en beige). Certains décalages sont dus à des différence­s de sémantique : doit- on ou non inclure le bord des toits dans un bâtiment ? Mais d’autres comme la présence/ absence d’un bâtiment sont plus gênants. Dans la plupart des cas, l’examen de l’orthophoto­graphie permet de lever l’ambiguïté en faveur de L’IGN.
Divergence­s de positionne­ment et de géométrie entre les données IGN ( en vert) et OSM ( en beige). Certains décalages sont dus à des différence­s de sémantique : doit- on ou non inclure le bord des toits dans un bâtiment ? Mais d’autres comme la présence/ absence d’un bâtiment sont plus gênants. Dans la plupart des cas, l’examen de l’orthophoto­graphie permet de lever l’ambiguïté en faveur de L’IGN.

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