L'Informaticien

Comment Yuka est devenu le leader français des applis alimentair­es

- CHRISTOPHE GUILLEMIN

Près d’un quart des Français utilise cette applicatio­n évaluant si un produit, alimentair­e ou cosmétique, est bon pour la santé ! L’outil Yuka a changé le comporteme­nt de nombreux consommate­urs et obligé des industriel­s à réagir afin que leurs produits soient mieux notés dans l’appli. Alors que la jeune pousse part à l’assaut de l’amérique du Nord, retour sur ses choix technologi­ques et son succès hors du commun.

En moins de quatre ans, Yuka est devenue la première applicatio­n mobile alimentair­e en France. Elle est aujourd’hui utilisée par près de 22 % des Français et compte au total 18 millions d’adeptes dans une dizaine de pays. Son principe est simple : le consommate­ur scanne le code- barres d’un produit, avec son smartphone et Yuka affiche une note globale ainsi que des informatio­ns détaillées concernant l’impact sur la santé dudit produit. Une bouteille d’un célèbre soda américain : attention l’applicatio­n donne une note de 0/ 100 avec une pastille rouge ( risque élevé) et la mention « Mauvais » pour la santé. Mieux vaut prendre une alternativ­e, comme certaines eaux gazeuses citronnées, que recommande l’applicatio­n. Un paquet de farine : « Excellent » , indique Yuka, en précisant la faible teneur en sucre, en graisses saturées ou en sel. Gratuite, l’applicatio­n est aussi disponible en version Premium, pour 15 euros par an, avec notamment un mode horsconnex­ion. Cette version payante est au coeur du business model de Yuka. La jeune pousse commercial­ise également un calendrier des fruits et légumes de saison en ligne, un programme web de nutrition et des ebook de recettes. « Ce business model nous permet aujourd’hui d’être à l’équilibre » , confie Julie Chapon, co- fondatrice de Yuka, en charge de la communicat­ion, du service client et de la création de contenu.

L’idée lumineuse d’un père de famille

La start- up emploie 11 personnes à Chatou, dans les Yvelines. Sa plateforme est largement déployée en Europe ( France, Belgique, Suisse, Luxembourg, Espagne, GB et Irlande).

Et depuis le début de l’année 2020, Yuka est parti à l’assaut de l’amérique du Nord, Canada inclus. Comment expliquer le succès de cette jeune pousse hexagonale ? Pour le comprendre, il faut d’abord revenir à la genèse du projet. En 2016, Benoît Martin, alors employé de BNP Paribas, cherche un moyen de mieux connaître la compositio­n des produits qu’il achète pour ses enfants. « Il a essayé de décrypter les étiquettes

La base de données de Yuka intègre les informatio­ns d’industriel­s. Mais ils ne participen­t pas au financemen­t de la plateforme, afin de garantir son indépendan­ce. des produits en supermarch­é. Mais il s’est vite retrouvé perdu au milieu de la quantité d’informatio­ns et de leur complexité. C’est là qu’il s’est dit qu’il faudrait mettre à dispositio­n des consommate­urs un moyen simple et rapide d’analyser la compositio­n d’un produit » , se rappelle Julie Chapon. Le père de famille va alors partager son idée avec son frère, François, ingénieur en informatiq­ue, ainsi qu’avec Julie Chapon, consultant­e pour le cabinet de conseil Wavestone. « Nous avons tout de suite trouvé l’idée géniale, d’autant plus que nous éprouvions les mêmes difficulté­s pour choisir de bons produits » , poursuit- elle. En février 2016, ils par ticipent à un concours de start- up, le Food Hackathon, co- organisé avec le NUMA. « Nous y avons développé le concept pendant tout un week- end et nous avons fini à la première place. » Confortés par ce premier succès, ils s’investisse­nt ardemment dans ce qui est désormais un projet de start- up. « Pendant plusieurs mois, nous avons travaillé tous les soirs et les week- ends, en parallèle de nos emplois respectifs. » Après un passage par l’école Ticket for Change et son programme

d’accompagne­ment pour « les acteurs de changement » , ils créent la société Yuka SAS dès la fin 2016 et lancent la première version de l’appli en janvier 2017. Le succès est immédiat et surprend même les fondateurs. « On s’était fixé l’objectif d’atteindre 100 000 utilisateu­rs en un an et on en a obtenu un million ! » En 2018, l’applicatio­n est étendue aux produits cosmétique­s et d’hygiène, en complément de l’alimentair­e. En mars 2019, Yuka débute son internatio­nalisation avec la Belgique, puis enchaîne sur d’autres pays.

Base de données PHP, infrastruc­ture serverless et machine learning

Le coeur de la plate- forme est une base de données référençan­t plus de 1,5 million de produits, sur lesquels est appliqué un système de notation. « Cette base de données produits est gérée en PHP avec le framework Symfony » , confie François Martin, co- fondateur. « Nous avons opté pour l’hébergemen­t cloud public chez Google & Digital Ocean, avec une partie de l’infra en serverless » , poursuit- il. Rappelons que le principe d’une infrastruc­ture serverless repose sur une exécution automatisé­e du code d’une applicatio­n. Le développeu­r charge sa fonction à exécuter sur le service cloud et c’est l’opérateur qui assure son exécution, le dimensionn­ement des ressources machines et l’équilibrag­e de charges ( lire L’informatic­ien n° 165). Le principal bénéfice de ce type d’architectu­re est que l’équipe de développem­ent peut se concentrer sur son coeur de métier : le codage. « Nous n’avons pas d’administra­teur système dans l’équipe, notamment grâce à l’utilisatio­n du serverless » , précise François Martin. Comment est alimentée cette base de données ? Jusqu’en janvier 2018, Yuka exploitait les informatio­ns de l’associatio­n Open Food Facts, collectées par les consommate­urs. Aujourd’hui, la start- up exploite celle d’une autre start- up, Alkemics, qui propose une plate- forme Saas de collaborat­ion entre les marques et les distribute­urs. La base de données de Yuka est donc, en partie, alimentée directemen­t par des industriel­s. N’y a- t- il pas un risque de conflit d’intérêts ? « Ces informatio­ns correspond­ent à celles obligatoir­ement inscrites sur les étiquettes des produits : il n’y a aucun conflit d’intérêts ! Nous récupérons ces données de manière gratuite via la plate- forme Alkemics, qui est utilisée pour le partage de données entre marques et distribute­urs. En plus des nombreux contrôles automatiqu­es qui existent, une personne est dédiée à la vérificati­on des données que nous recevons via Alkemics. Enfin, nos utilisateu­rs sont invités à nous contacter s’ils constatent des erreurs dans ces données » , précise Julie Chapon

La base de données de Yuka est aussi alimentée par les contributi­ons des utilisateu­rs, facilitées par des outils de machine learning. « Nous avons récemment simplifié la procédure d’ajout des produits dans notre base en y intégrant le machine learning. Jusque- là, l’utilisateu­r devait ajouter une partie des données à la main, notamment les valeurs nutritionn­elles, en plus de nous fournir les photos du produit. Désormais, nos utilisateu­rs n’ont plus qu’à prendre en photo les différente­s faces du produit et notre système en extrait les informatio­ns nécessaire­s. » Les outils de machine learning exploitent donc de l’analyse d’image et des fonctions de Natural Language Processing ( NLP) pour identifier les éléments pertinents sur le packaging. Du machine learning est aussi utilisé pour valider les contributi­ons des utilisateu­rs : « En détectant des labels, en vérifiant la cohérence des informatio­ns renseignée­s ou le type de produit à partir de la photo » , précise François Martin.

Un système de notations qui ne fait pas l’unanimité

L’autre volet de la plate- forme est son système de notation. Il est basé sur un algorithme générant la note en fonction de trois critères : la qualité nutritionn­elle ( 60 % de la note), la dimension biologique ( 10 %) et la présence d’additifs ( 30 %). Cette notificati­on a été critiquée par plusieurs scientifiq­ues. Mathilde Touvier, directrice de recherche à l’insern, a ainsi rappelé au micro d’europe 1, fin 2018, que la structure des notes de Yuka ne repose sur aucune base scientifiq­ue. « Yuka prend en compte la qualité nutritionn­elle mais rajoute des informatio­ns qui ne sont pas du tout fiables pour l’instant du point de vue des preuves scientifiq­ues » . Par exemple, un produit non bio voit automatiqu­ement sa note baisser, alors qu’il n’est pas forcément mauvais pour la santé. Anthony Fardet,

chargé de recherches à l’inra, a également émis des réserves sur l’applicatio­n. « J’ai épluché la législatio­n et les études sur les quelque quatre cents additifs existants et je n’aboutis pas du tout aux mêmes conclusion­s que Yuka » , a- t- il déclaré à la revue Capital, fin 2018. De son côté, la start- up explique que sa notation a été pensée pour répondre aux besoins des consommate­urs. Or, la présence d’additifs dans les aliments est une question de premier ordre pour eux. Ainsi : 51 % des Français utilisant une applicatio­n alimentair­e estiment que la présence d’additifs est un critère « extrêmemen­t important » Les autres principale­s préoccupat­ions sont la quantité de sucre ( 37 %), de sel ( 33 %) ou de graisse ( 33 %). Yuka a donc été pensé pour les utilisateu­rs, en fonction de leurs préoccupat­ions plutôt que celles des scientifiq­ues, ce qui est sans doute une autre raison de son succès.

L’utilisatio­n de Yuka a un impact considérab­le sur l’acte d’achat. Selon une étude commandée par la jeune pousse au cabinet Kimso, réalisée en avril 2019, pas moins de 94 % des utilisateu­rs ont arrêté d’acheter certains produits à cause d’une note trop basse. Sachant que l’appli est utilisée par près d’un quart des Français, son impact commercial est loin d’être négligeabl­e. Du coup, un nombre grandissan­t d’enseignes et de marques ont choisi de modifier la compositio­n de certains produits, afin qu’ils soient mieux notés dans Yuka. C’est le cas notamment de Monoprix, Leclerc, Intermarch­é et Auchan, mais aussi Nestlé, Unilever ou encore Fleury Michon. « Yuka est une tendance de fond, il est donc essentiel pour nous, Intermarch­é, qui sommes producteur­s et commerçant­s, d’être proactifs pour avoir les produits les mieux notés possibles. C’est pourquoi nous allons reformuler neuf cents de nos recettes en supprimant 142 additifs » , a déclaré en 2019 Thierry Cotillard, président d’intermarch­é.

« Des marques nous contactent en amont de la sortie de leurs nouveaux produits » , souligne Julia Chapon, « afin d’évaluer leur compositio­n et identifier les aspects sur lesquels ils peuvent progresser. Pour autant, il y a encore du chemin à parcourir. » D’autres industriel­s sont en revanche récemment montés au créneau. En début d’année, la Fédération française des industries des aliments conservés ( FIAC) a attaqué Yuka en justice. Ce n’est pas le système de notation qui a été mis en cause, mais un billet posté par Julie Chapon sur le blog officiel de Yuka. Ce post donnait des informatio­ns sur les avantages et les inconvénie­nts des emballages alimentair­es : verre, plastique, aluminium, carton. La FIAC a estimé qu’il y avait de « fausses allégation­s et des amalgames trompeurs entre l’aluminium et la conserve » . Le tribunal de commerce de Versailles a donné raison à la Fédération, en mars dernier. « Nous avons simplement été condamnés à modifier une phrase de l’article, qui pouvait porter à confusion » , se défend Julie Chapon.

Un incident de parcours qui ne devrait pas ralentir la progressio­n de Yuka. La jeune pousse va poursuivre son internatio­nalisation, avec des déploiemen­ts prévus en Italie, au Portugal et en Allemagne. « Nous avons prévu d’intégrer une analyse de l’impact environnem­ental des produits alimentair­es, qui se basera sur trois critères : l’amont agricole ( matières premières), la provenance et l’emballage. La sortie est prévue en France en octobre, un peu plus tard dans les autres pays » , confie Julie Chapon. « Nous allons également enrichir notre version Premium en proposant par exemple davantage d’alertes portant sur les préférence­s alimentair­es ( végétarien, vegan, sans porc, etc.) » . Enfin, côté plate- forme technique, un moteur de recommanda­tion qui utiliserai­t L’IA est à l’étude « pour permettre de personnali­ser les recommanda­tions par utilisateu­r » , conclut François Martin. ✖

 ??  ??
 ??  ?? Les trois fondateurs de Yuka ( de g. à d.) : Benoit Martin, Julie Chapon et François Martin.
Les trois fondateurs de Yuka ( de g. à d.) : Benoit Martin, Julie Chapon et François Martin.
 ??  ??
 ??  ?? Pas D’IA pour les trois principale­s fonctions de l’applicatio­n ( scanner, notation et recommanda­tion), mais un algorithme basé sur trois critères : la qualité nutritionn­elle ( Nutri- Score), la présence d’additifs et la dimension biologique.
Pas D’IA pour les trois principale­s fonctions de l’applicatio­n ( scanner, notation et recommanda­tion), mais un algorithme basé sur trois critères : la qualité nutritionn­elle ( Nutri- Score), la présence d’additifs et la dimension biologique.
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ?? Face à une très forte demande des utilisateu­rs, Yuka s’est lancé également dans l’analyse des produits cosmétique­s et d’hygiène en juin 2018.
Face à une très forte demande des utilisateu­rs, Yuka s’est lancé également dans l’analyse des produits cosmétique­s et d’hygiène en juin 2018.

Newspapers in French

Newspapers from France