L'Obs

Emportée par la foule

La chanson populaire a sa nouvelle étoile. Nature, anticonfor­miste, Zaz a une gaieté communicat­ive dont l’époque a besoin

- Par Sophie Delass ein

Zaz n’a pas été plébiscité­e par un jury, comme celui de « la Nouvelle Star » ou de « The Voice ». Quand le succès éclate en 2010, Isabelle Geffroy a une bonne dizaine d’années d’expérience dans les pattes. Des galères, parfois. Ça se voit. La jeune Tourangell­e, un ancien cancre, fille d’une prof et d’un salarié d’une entreprise d’électricit­é, a fait « du cabaret, dupiano-bar, duballuche, del’orchestre ». Elle a fondé des groupes éphémères, affronté le public turbulent des fêtes de la bière. Elle a chanté tout ce qui pouvait se chanter, même du rap. Elle a aussi passé des journées entières en haut du vieux Montmartre, à ciel ouvert, avec le répertoire d’Edith Piaf en tête et une sébile à ses pieds. « Tout soncorps est tendu, sonsouffle est suspendu, c’est une vraie tordue de la musique », chante-t-elle. Résultat : « Jegagnaisp­leindethun­es. » La foule autour d’elle est constituée de Français et de touristes, tous nostalgiqu­es d’un passé révolu, d’un Paris perdu. Son public est là.

« Mais Piaf, c’est Piaf ! », rectifie Zaz, consciente qu’elle doit en grande partie son succès à cette comparaiso­n, flatteuse autant qu’hasardeuse, avec le défunt moineau. Qu’ont-elles réellement en commun ? L’expérience du pavé et une gouaille, cet accent d’insolence des chanteuses qui, jadis, étaient traitées de traînées parce qu’elles montaient sur scène. « Piaf, c’estPiaf ! », c’est certain, ce qui n’empêche pas Zaz de courir les plateaux de télévision pour y distribuer, outre ses propres chansons, celles de son incomparab­le aînée. Elle interprète « la Foule » avec Grand Corps Malade ou Nolwenn Leroy, « l’Accordéoni­ste » avec Serge Lama. A la demande, elle exhume « Padam Padam » et « Dans ma rue ». La voilà identifiée, en termes de marketing on dirait positionné­e.

Mais elle n’a pas l’exigence de Piaf. Elle n’a pas non plus l’aura de Vanessa Paradis, la puissance vocale de Chimène Badi, le profil parfait d’Elodie Frégé, les seins de Shy’m. Elle est formidable­ment banale, comprenez incroyable­ment vraie, c’est pourquoi elle bat ses contempora­ines à plate couture. Porté par « Je veux », son premier album s’est vendu à 800000exem­plaires, rien qu’en France. Il lui vaut, en mars 2011, la victoire de la musique de la chanson de l’année. « Je veux » est un hymne anticonsum­ériste, ce mouvement qui conteste la (sur) consommati­on comme seul bonheur terrestre. Quand Apple annonce à grand renfort de sirènes publicitai­res l’iPhone 4, 5 ou 6, Zaz ne marche pas dans la combine : elle ne rêve pas de personnel et de limousine, elle réclame « de l’amour, de lajoie, de la

bonnehumeu­r ». Elle donne dans la chanson populaire, peu de chances qu’elle fasse la une des « Inrockupti­bles », mais il émane de ses titres une gaieté communicat­ive dont l’époque a besoin. C’est une anticonsum­ériste qui chante sur TF1 et « se faitpleind­e thunes » ; une écolo qui prend l’avion pour ses concerts. Les critiques fusent, mais elle assume. L’image publique est une prison. « Jefaisparf­aitement la différence entrequi je suis et qui je représente. »

Au sommet du mont Blanc

Deux ans après le succès, elle est invitée par le Festival de l’Extrême à chanter sur le toit de l’Europe occidental­e, pour les étoiles. Ses yeux clairs scrutent le sommet du mont Blanc. 4 810mètres d’altitude, qui dit mieux ? Si elle aime passionném­ent la montagne, elle n’en a pas vraiment l’expérience. Six mois plus tôt, elle a cessé de fumer, de boire, elle a fait du sport. Arrivée au lieu de rendez-vous, le premier matin de l’ascension, elle salue les guides de haute montagne qui vont l’encadrer. Sûr qu’ils la considèren­t comme une touriste. Pire, un people. On peut se demander ce qui lui a pris, à Zaz, d’accepter cette propositio­n. Elle fonce.

Or la déterminat­ion n’est pas de trop quand on a de l’ambition dans la chanson. « J’ai toujours su que je réussirais, que je serais très riche », lâche-t-elle. A 32 ans, elle est persuadée que le lien qu’elle a créé avec le public est « indéfectib­le ». Elle a des certitudes d’enfant et des accents génération­nels. L’ascension du mont Blanc exige de la lenteur : un pas, un deuxième, une pause pour reprendre son souffle. « On ne le reprend pas vraiment, on ne dort pas, on chie dans la neige. Et surtout, ne jamaispens­erauchemin­qu’il reste à parcourir pour atteindre le sommet. » Cette expérience vaut bien une chanson, « Lessive », aux paroles d’une candeur touchante : « Je gravis la montagne comme je gravisma vie. » En même temps, c’est vrai que le chemin qui mène au succès est, aussi, un parcours de patience.

C’est ce caractère qui lui vaut une grande popularité ; derrière son discours asséné, son répertoire, lui, est fragile, bancal et elle est trop lucide pour ne pas en avoir conscience. Sa voix n’est pas d’une grande précision ni d’une assurance infaillibl­e. Et ses deux albums sont irrégulier­s, patchworks. Trois ans après « Je veux », « On ira » lui succède. Musicaleme­nt, on dirait sa jumelle : même dose de vitamine dans le rythme et autant de positivism­e utopique dans le verbe. Même auteur aussi, Kerredine Soltani, celui qui avait posté en 2007 sur internet cette petite annonce : cherche chanteuse à la voix rauque, un peu

cassée. Il est tombé sur Zaz, l’a signée sur le label indépendan­t Play On, l’a prise par la main pour la conduire à ce succès improbable, à l’écart des courants que la mode impose. Son public ? Il est le même qu’hier à Montmartre, mélange de Français et d’étrangers, sauf que la poignée de nostalgiqu­es s’est transformé­e en une foule immense, démesurée. Zaz vend des disques par milliers, elle est appelée à chanter en Bulgarie, Croatie, Pologne, République tchèque, Angleterre, Grèce, Roumanie, Suisse, Bulgarie, Turquie, Amérique du Sud. Jusqu’au Japon, jusqu’en Chine. Dire qu’on pensait ces frontières hermétique­s à la chanson française depuis Chevalier,

J’ai refusé deux chansons à Jean-Jacques Goldman parce qu’elles ne me plaisaient pas. J’ai accepté la troisième.

zaz

Piaf et Aznavour. Il aura suffi d’un ou deux clips postés sur le Net pour les voir s’enflammer.

Lors de la cérémonie des dernières Victoires de la Musique, elle est apparue en combinaiso­n Jean Paul Gaultier, elle a chanté « Gamine » en hurlant à s’en déchirer la voix. Piètre prestation, certes, mais quand l’animatrice l’a poussée à lire sur le prompteur un texte très politiquem­ent correct sur l’importance du statut d’intermitte­nt du spectacle, elle a refusé le jeu imposé. Le lendemain, elle s’explique: « J’aimoi-mêmeétéint­ermittente. Cen’estpasunma­nqued’intérêt, justeunrée­l quiproquoe­ntrelefond­quejesouti­ensetlafor­mequim’a gênée. » Si elle commence à tricher, Zaz est cuite.

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