L'Obs

Les tiraill eurs marocains du ViÊt-minh

- D. B.

— Le restaurant Le Marrakech sert, comme son nom le laisse présumer, des couscous et des tagines. On ne s’attend pas forcément à cela, en plein coeur de Hanoi. On ne s’attend pas non plus à ce que sa patronne, Malika Rochdi, parle vietnamien. La langue vietnamien­ne, diabolique, avec ses cinq tons, est souvent cruelle pour ceux qui tentent de l’apprivoise­r! Mais Malika est née au Vietnam, d’un père marocain, ex-tirailleur, et d’une mère vietnamien­ne. Toute son enfance, elle l’a vécue à Ba Vi, à 70kilomètr­es de Hanoi. Là, il y a encore les vestiges d’une porte marocaine, construite en l’honneur des tirailleur­s nord-africains, indigènes partis combattre une guerre qui n’était pas la leur, et qui, finalement, ont changé de camp. « Mon père doutait, comme ses camarades: ils se sentaient si proches des Vietnamien­s qui voulaient leur indépendan­ce. Quand le roi du Maroc, MohammedV, a été contraint à l’exil par les Français à l’été 1953, ça les a décidés. Dans son bataillon, les 50Marocain­s ont déserté. » Abdelkader et ses compagnons d’armes ont rejoint le Viêt-minh. Diên Biên Phu, ils l’ont « fait ». Mais de l’autre côté. Dans le bunker du général de Castries, à Diên Biên Phu, il fait noir. Pour lire le tableau accroché au mur, il faut brandir une torche. « Etat des pertes du 13mars au 7mai 1954 ». Tout est écrit en français, sans traduction. Les pertes sont répertorié­es… par « races » . Les Français d’abord. Puis les Nord-Africains. La Légion. Et les « autochtone­s » : le général de Lattre avait décidé de « jaunifier » son régiment. Sale guerre où les frontières étaient si floues, d’un camp à l’autre. D’un côté, ces Vietnamien­s ou ces métis, harkis de l’Indochine, engagés dans les forces françaises. De l’autre, les « déserteurs » passés dans les rangs du Viêt-minh, résistants communiste­s, tirailleur­s indigènes… Huu Ngoc, qui, à 97ans, parle encore un français parfait, se rappelle encore ces soldats, africains, algériens, marocains, dans le camp d’en face: lui, il était chargé de la « rééducatio­n idéologiqu­e » des prisonnier­s. Pour convaincre les légionnair­es allemands, il a aussi appris la langue de Goethe! « Je me souviens d’une fête du Têt, au début des années 1950, dans un camp de ralliés allemands, perdu dans une forêt de bambous, en plein maquis. Nous avons partagé le riz gluant et eux nous ont chanté un lied. » Hô Chi Minh avait même fait venir du Maroc un membre du Parti communiste local pour convaincre les troupes nord-africaines de rejoindre le Viêt-minh: Maarouf, dit Anh Ma, Grand Frère Cheval, de son nom de guerre vietnamien. C’est Anh Ma qui, après la guerre, donnera aux tirailleur­s un endroit où se poser. Ba Vi, là où a grandi Malika. C’est dans ce petit village kolkhoze vietnamien qu’ont été regroupées toutes ces familles métisses, pères algériens, marocains, sénégalais, épouses vietnamien­nes. Il y avait des cours d’alphabétis­ation. Les ex-tirailleur­s ont appris à planter le riz, le tout saupoudré de séances d’éducation idéologiqu­e, au communisme, à l’anticoloni­alisme. Ce n’est qu’en 1972 qu’Abdelkader et la plupart de ses camarades seront rapatriés au Maroc. « Nos mères se sont converties à l’islam, ont appris l’arabe, raconte Malika. Elles avaient ramené du Vietnam des herbes, du liseron d’eau, de la coriandre épineuse. » De retour au Vietnam en 2006, Malika a mis plusieurs mois à retrouver les traces de la famille de sa mère. Cette dernière est revenue en 2008, quarante ans après. Son père, lui, mort peu de temps avant, n’a jamais pu revoir Ba Vi.

 ??  ?? Défilé d’un régiment sénégalais à Saigon en 1950
Défilé d’un régiment sénégalais à Saigon en 1950
 ??  ?? Un tirailleur marocain en 1951
Un tirailleur marocain en 1951

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