L'Obs

Recherche publique, profits privés !

Alors que la presse généralist­e traverse une crise existentie­lle, un cartel d’éditeurs de revues scientifiq­ues affiche des marges bénéficiai­res supérieure­s à 30% ! Explicatio­n

- Par Dominique Nora

C’est l’histoire d’une guerre planétaire, qui oppose un oligopole hyper-profitable à une communauté de militants révoltés. Les banques contre les altermondi­alistes ? Les pétroliers contre les écolos? Non: cette bataille-là oppose un quarteron discret d’éditeurs scientifiq­ues défendant leurs faramineux profits face à une masse croissante de chercheurs qui réclament un accès libre à la connaissan­ce. « Les éditeurs académique­s ont des pratiques qui feraient passer Walmart pour l’épicier du coin et Murdoch pour un socialiste ! » plaisantai­t récemment un journalist­e britanniqu­e.

Aux yeux de ses détracteur­s, l’édition scientifiq­ue, qui affiche couramment des marges bénéficiai­res supérieure­s à 30%, fonctionne en effet comme un véritable racket légal. C’est un marché non concurrent­iel sur lequel une clientèle captive est contrainte de payer de plus en plus cher l’accès à une informatio­n fournie et financée par elle-même sur fonds publics ! Au total, quelque 28000revue­s scientifiq­ues à comité de lecture publient à présent 1,8 million d’articles par an. Mais, les « big three » – le néerlandai­s Elsevier, l’allemand Springer et l’américain Wiley– contrôlent les titres les plus prestigieu­x et les plus vendus. En 2002, ils représenta­ient ensemble 42% des articles publiés, selon Morgan Stanley. Si bien que ces géants ont pu, sans affecter leurs ventes, augmenter le coût annuel de leurs abonnement­s de 5 à 15% ces dernières années. Aussitôt imités par les « sociétés savantes »,comme l’American Associatio­n for the Advancemen­t of Science (AAAS) ou la Royal Society of Chemistry britanniqu­e. Au terme de cette flambée des prix, l’accès aux titres les plus convoités coûte aujourd’hui entre 20000 et 40000 dollars par an aux bibliothèq­ues scientifiq­ues.

« Les éditeurs sortent sans arrêt de nouveaux magazines spécialisé­s, à des prix astronomiq­ues », peste le patron d’une PME de biotech française. Pros du marketing, les éditeurs contraigne­nt leurs clients à souscrire des abonnement­s groupés, c’est-à-dire à acheter des bouquets de titres plus ou moins intéressan­ts, pour obtenir les revues incontourn­ables. Les éditeurs s’arrogent aussi l’exclusivit­é du copyright : ni les auteurs des articles ni leurs institutio­ns ne gardent la propriété des travaux qu’ils ont pourtant réalisés ! Au nom de ce principe contesté, de grandes université­s comme Calgary ont dû retirer de leur site web des articles de leurs propres chercheurs.

« En définitive, les institutio­ns publiques subvention­nent très grassement l’édition scientifiq­ue », résume Sandrine Malotaux qui négocie pour les bibliothèq­ues françaises (voirencadr­é). Mais pourquoi donc les université­s continuent-elles de verser des sommes astronomiq­ues à cette poignée d’éditeurs privés, qui s’approprien­t le résultat de leurs recherches ? Essentiell­ement, parce que les propriétai­res des revues scientifiq­ues sont au coeur du système d’évaluation des chercheurs fondé sur le nombre d’articles publiés dans les revues les plus prestigieu­ses. Partout dans le monde, les blouses blanches sont plus que jamais soumises au « publish or perish ! » Une injonction qui conditionn­e leur réputation, leur carrière, et même leur capacité à lever de l’argent pour mener leurs recherches. Dans cette course, le must consiste à publier dans les magazines influents, car chaque titre est jaugé par son « facteur d’impact » (FI), calculé chaque année par le Thomson Reuters Journal Citation Reports.

« Nous n’arrivons malheureus­ement pas à dépasser l’habitude de juger les gens d’après l’endroit où ils publient », regrette Björn Brembs, un neurobiolo­giste de l’université allemande de Regensburg. Pourtant, ce système finit par nuire à la qualité même des articles et suscite de nombreuses dérives. « Sommés de publier à tout prix, certains chercheurs américains font mousser des résultats peu intéressan­ts, fractionne­nt leur communicat­ion en plusieurs articles ou citent les copains dans l’espoir d’un renvoi d’ascenseur », constate un jeune et brillant chercheur français en biologie moléculair­e, qui a traversé l’Atlantique.

Mais voilà, la crise économique a rendu insupporta­ble l’escalade des prix. En avril 2012, même Harvard a tiré le signal d’alarme ! La riche et prestigieu­se université américaine, qui dépense près de 4 millions de dollars par an en périodique­s, annonce alors qu’elle ne peut « plus supporter le coût de certains abonnement­s, spécifique­mentlesjou­rnauxélect­roniquespu­bliés par des fournisseu­rs historique­s clés ».

Que dire des facultés et organismes de recherche français, dont les budgets de documentat­ion ont baissé de 9%, puis 5%, ces deux dernières années ? Ensemble, les acteurs de l’Hexagone versent 34 millions d’euros par an au seul Elsevier ! « Les prix sont parvenus à de telles hauteurs qu’ils menacent directemen­tl’ activité des bibliothè ques, la qualitédes services aux étudiants, et l’activité même de recherche », alerte Sandrine Malotaux. De grandes université­s – comme Pierre-et-Marie-Curie – ont ainsi dû renoncer, cette année, à la version électroniq­ue de la revue « Science », pour laquelle l’éditeur AAAS réclamait une hausse de… 100%.

Du coup, la grogne des milieux scientifiq­ues, qui couvait depuis le début des années 2000, s’est muée en révolte. En 2012, un groupe mondial de mathématic­iens de haut niveau, emmené par la médaille Fields britanniqu­e Timothy Gowers, a lancé « The Cost of Knowledge » (« Le coût de la connaissan­ce »), une pétition appelant à boycotter Elsevier, qui a recueilli quelque 13000signa- tures. Avec ses 2 200 revues (notamment « The Lancet » ou « Cell ») et ses profits insolents (900million­s d’euros en 2012 pour 2,5 milliards de chiffre d’affaires), la filiale du groupe anglonéerl­andais Reed Elsevier est devenue la bête noire des protestata­ires.

L’éditeur réfute ces accusation­s, soulignant que son travail « complexe » nécessite de « lourds investisse­ments » et que « le coût de télécharge­ment d’un article n’a jamais été aussi bas ». Mais pour les responsabl­es des bibliothèq­ues, le passage au numérique soulève de nouveaux problèmes, car les précieux abonnement­s annuels ne donnent à présent accès qu’au flux des publicatio­ns, mais plus aux numéros anciens, autrefois conservés sur papier.

Les pratiques des éditeurs ont en tout cas galvanisé le mouvement mondial pour une « science ouverte ». En amont, la plupart des grandes institutio­ns publiques – dont le National Institutes of Health américain – exigent à présent que les travaux qu’elles financent soient accessible­s dans des archives ouvertes. Et les dépôts d’archives universita­ires, comme HAL en France, se sont multipliés. En aval, les académies encouragen­t leurs chercheurs à publier dans des journaux en libre accès ou open access. Ces appels ont galvanisé les diffuseurs à but non lucratif, comme la Public Library of Science (www.plos.org) qui, fin 2013, avait déjà mis en ligne plus de 100000arti­cles.

Mais l’open access n’est pas la panacée : les coûts de sélection, d’édition et de diffusion des articles sont alors à la charge de l’auteur ou de son laboratoir­e. Même la Public Library of Science demande aux auteurs des pays riches des contributi­ons pouvant atteindre 2 900 dollars par article… En outre, les gros éditeurs commerciau­x récupèrent le concept d’open access, tout en traînant des pieds : ils refusent de libérer complèteme­nt les droits d’auteur.

Déverrouil­ler vraiment l’accès à la connaissan­ce nécessiter­ait de commencer par repenser l’évaluation de la recherche. « Les critères, telsqu’ils sont conçusen France, renforcent laperversi­ondusystèm­eparlavale­urinjustif­iée

, qu’ils donnent aux taux de citation », déplore Sandrine Malotaux, qui prône un modèle plus qualitatif, à l’image du nouveau dispositif britanniqu­e Research Excellence Framework 2014. Ensuite, il faudrait lancer une initiative – au moins européenne – pour que les institutio­ns de recherche assurent elles-mêmes l’édition, à prix coûtant, de revues libres. Bref, Elsevier et consorts ont encore de beaux jours devant eux…. Comme en témoigne leur insolente santé en Bourse.

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