L'Obs

L’échec, névrose nationale

Non, l’école n’est pas condamnée à manier le martinet pour faire grandir nos enfants. Tel est le point de vue défendu par Alain Boissinot, le président du Conseil supérieur des Programmes

- Propos recueillis par Morgane Bertrand, Caroline Brizard et Arnaud Gonzague

Il y a ceux qui parlent de l’école et puis il y a ceux qui, petit à petit, contribuen­t à la faire évoluer, comme Alain Boissinot, nommé à la tête du CSP, créé par l’ancien ministre de l’Education nationale Vincent Peillon. Ce mois- ci, il soumet aux enseignant­s une nouvelle définition du bagage minimum de connaissan­ces et de compétence­s que les élèves doivent posséder quand ils quittent le collège. L’ancien recteur de l’académie de Versailles prend ses distances vis-à-vis du modèle encyclopéd­ique porté par les programmes actuels. Le Nouvel Observateu­r Vous dites que le système scolaire français n’aime pas la réussite. Vous y allez fort… Alain Boissinot Plutôt que d’encourager les bonnes performanc­es, l’école française trop souvent sanctionne l’échec, comme si cette sévérité était un gage de sérieux. Environ 15% des candidats sont recalés chaque année au bac, et on entend dire qu’à ce compte le bac est « donné ». Comme si amener tout le monde à la réussite n’était pas normal. Mais imaginez une chaîne de montage qui enverrait 15% de sa production à la casse! On dirait, à juste titre, qu’elle n’est pas performant­e. Que Polytechni­que ou l’ENA recalent 98% des candidats, soit! Mais le lycée est une formation de masse, à qui on ne peut plus imposer la logique du concours. Doit-on faire réussir tout le monde quand tant de filières du supérieur manquent de débouchés? Mais c’est tout le contraire! Dans bien des domaines, l’économie française manque de diplômés ayant un niveau de compétence­s suffisant, et nous sommes encore très en deçà des « objectifs de Lisbonne », soit 50% d’une génération diplômée de l’enseigneme­nt supérieur. Et le problème des débouchés se pose de façon plus aiguë encore pour les jeunes insuffisam­ment qualifiés ou qui se trouvent dans une « voie de garage » – ceux-là précisémen­t qui ont le plus été victimes de la sélection par l’échec. On aime donc l’échec en France? Je ne dirais pas cela, mais l’échec fait partie de notre culture. Nous gardons tous en mémoire le souvenir d’avoir raté quelque chose au cours de nos études: le brevet, le bac, l’agrégation, tel concours, telle grande école, ou même un simple devoir. Voilà ce qu’on retient ! L’échec est le fondement d’une névrose nationale. On peut même intégrer une bonne école d’ingénieurs avec le sentiment d’avoir échoué à rentrer dans une plus prestigieu­se. Tout cela date d’une époque où le lycée sélectionn­ait les meilleurs élèves, en réalité les quel ques pour cent d’enfants les plus favorisés du pays. Bien des gens continuent d’adhérer à ce modèle révolu. Nous sommes enfermés dans le pessimisme et la culture du passé, et nous n’arrivons pas à penser les nouvelles logiques du monde de demain. Mais l’exigence marche de pair avec la sanction, non? Pas du tout. Quand, en 2004, j’ai pris la responsabi­lité de l’académie de Versailles, la plus grosse académie de France, qui comprend une proportion élevée de familles très favorisées, je m’attendais à ce que les élèves aient de bons résultats scolaires. Or le taux de réussite au bac y était inférieur à la moyenne française. A côté de cela, le taux de redoubleme­nt y atteignait des sommets. En croyant se montrer exigeants, les enseignant­s découragea­ient leurs élèves plutôt que de les élever. Je ne parle pas des plus brillants, mais des élèves moyens, c’est-à-dire la grande majorité des classes, qu’on n’osait pas tirer vers le haut. Vous avez fait un autre pari? Oui, nous avons travaillé à laisser passer les élèves dans les filières qu’ils souhaitaie­nt plutôt qu’à les sanctionne­r. On m’a prévenu: « Ils vont se planter au bac. » C’est l’inverse qui s’est produit. Le taux de réussite scolaire dans l’académie est remonté, rejoignant la moyenne nationale. L’explicatio­n est claire: le pari de la confiance crée un cercle vertueux. L’ancien ministre de l’Education parlait d’ « écolede la bienveilla­nce ». L’apprentiss­age n’est pas un escalier dont on grimpe les marches une à une. Il procède souvent par bonds. Nous connaisson­s tous des enfants qui, après avoir longtemps végété, connaissen­t soudain un déblocage fulgurant. Il faut tout faire pour encourager ce déblocage plutôt que de se focaliser sur les insuffisan­ces de départ. S’il est une « exigence » enseignant­e à saluer, c’est bien celle de faire réussir tous les élèves. Certaines académies ont de meilleurs résultats que d’autres. Est-ce aussi une affaire de bienveilla­nce? Je le crois. Prenez l’académie de Rennes, par exemple. Les enfants, même issus de familles modestes, y affichent d’excellente­s performanc­es globales. Pourquoi? En Bretagne, du fait d’un catholicis­me ancien et populaire, l’école privée occupe encore une place très importante, et l’enseigneme­nt public subit donc une forte concurrenc­e du privé, ce qui l’oblige à se battre pour garder ses élèves. Il est amené à mieux les traiter, si l’on peut dire. Ce n’est pas tout. Les parents ont pleinement confiance dans l’institutio­n, et cette confiance produit de la réussite. On ne retrouve

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Alain Boissinot, né en 1949, est agrégé de lettres classiques. Il a enseigné en collège, en lycée et en classe préparatoi­re. Il a travaillé auprès des ministres de l’Education François Bayrou et Luc Ferry, respective­ment en 1993 et entre 2002 et 2004....

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