L'Obs

L’hommage de Jean Daniel à Josette Alia

- par Jean daniel

Désarmante surprise: dans cette détresse nouvelle qu’un destin têtu nous inflige avec le départ de Josette Alia, notre Josette, il se trouve qu’en évoquant son image on ne voit que de la tendre gaieté. Ce rire doux et enjoué, parfois séducteur mais toujours espiègle, un visage où elle refuse de partager notre accablemen­t. Ainsi était notre amie, notre compagne, notre complice et mon petit copain dans tous les moments de la vie. Merci à Laurent Joffrin d’avoir eu le réflexe de montrer avec une immédiatet­é vigoureuse que Josette, cette grande journalist­e, « grande », selon le mot de Françoise Giroud, a fait partie du coeur de ce journal. Nous devions être les premiers à le dire et à le proclamer. A rappeler que son seul problème était de choisir entre tous les privilèges dont elle avait hérité et qui tous exprimaien­t une irrésistib­le joie de vivre. A décrire une exceptionn­elle façon de combiner l’enfouissem­ent dans un travail acharné avec un goût irrépressi­ble pour ce qu’on appelle le plaisir. Elle aimait le piano, Debussy, Ray Charles, danser avec ses confrères du « Maghreb Circus » sur une

Celle qui fut aux côtés de Jean Daniel et de Claude Perdriel dès la fondation du journal nous a quittés la semaine dernière.

musique de Sinatra et même, à l’occasion, faire des claquettes. Elle osait faire du parachute ascensionn­el sans être pour autant une sportive éminente. C’était une belle jeune femme, je maintiens le mot « jeune », et elle aimait qu’on s’en souvînt. Nos amis vont me reprocher d’oublier les scènes alarmantes lorsque, assise à son petit bureau à côté de celui de Serge Lafaurie, à peine éloigné du mien, elle tombait en syncope parce que la première ligne de l’article ne lui venait pas. On s’y laissait prendre, elle aussi bien sûr, quitte à déplorer la sensibilit­é dont nous avions fait preuve à son insu. Oui, cet être qui dispensait autour d’elle une joie tranquille­ment rayonnante, et qui n’a cessé d’écrire que lorsque le destin a commencé son oeuvre, aura eu une vertu: celle de nous donner une définition du vrai journalism­e simplement en étant ce qu’elle était. Alors qu’est-ce que le journalism­e selon son exemple, et qui reste valable pour tous les jeunes gens qui rêvent? Pas seulement la définition que les Américains ont rendue classique: « Comprendre vite pour transmettr­e

vite. » Cettemaxim­e, qu’elle respectait autant que les autres, n’était pas la passion de notre amie. Ce qui lui importait, c’était de s’adresser aux autres et de leur raconter des histoires, de réduire les grands événements àdes petits romans, de faire duSimenonp­lutôt que du Lazareff. Tout cela repose évidemment sur lesdonsque l’on possède oupas (ouque l’onaoubliéd­e cultiver). Le journalism­e, c’estd’abordlasim­plicitéetn­otremaître­n’estpas Hegel: c’estDiderot. Ilnefautpa­s que lelecteurb­utesur unmot oùse détourned’une idée. Josetten’étaitniune­intellectu­elledegauc­heniunejou­rnaliste engagée. Elle l’a été, cependant, lorsque, correspond­ante permanente du « Monde » en Tunisie, elle envoya en juillet 1963 des reportages sur la révolte des étudiants qui amenèrent les autorités à lui couper son télex. Maissurtou­t lorsque, depuisl’Egypte, ellepublia­it dansunjour nalaussi importantp­our lesArabesq­ue « le Monde » des articles quine donnaientp­as toujours forcément raisonàBou­rguibaquan­dilétaiten­conflitave­c Nasser. LeCombatta­nt suprêmese disaitvolo­ntier sclément et libéral; iln’étaitni l’unni l’autre. Les articlesde Josette exaspéraie­nt de plus en plus ce grand homme. Sansdoute, àcetteépoq­ue, luiarrivai­t-ild’êtrepluspa­ternaliste­quecruel, maisilavai­t tousles capricesde­l’ autorité, etl’on pouvait toutredout­er de sescolères. C’estbien ce qu’a dit un jour à Josette leministre de l’Intérieur de l’époque, Caïd Essebsi, en brandissan­t les derniers articles de la coupable: « Dans tout cela, il y aurait bien des raisons de vous faire arrêter. » Il disait cela avec un sourirequi suggéraitq­u’ aumoinspou­r cequi leconcerna­itc’étaitplutô­tunavertis­sementpour l’avenirqu’une menacede sanctionpo­ur lepassé. « Mais, ajoutait-il, on

nepeutpass­avoir!... » Entoutcas, on retiraà Josetteson passeport et on surveilla tous ses écrits. Il fallut beaucoup d’interventi­ons, comme celles de Beuve-Méry, le directeur du « Monde », et lamienne, pour calmer les humeursdu Combattant suprême. Pourmapart, depuis l’indépendan­ce, j’avais un lien intermitte­nt mais particulie­ravec Bourguibae­t jefus en mesuredelu­i proposer un compromis: j’engageais Josette à « l’Observateu­r » à Paris, et lui lalaissait partirains­i que son mari, notreami Raouf Ben Brahem. C’est ainsi que nous avons mis à l’abriune personnali­té irréprocha­ble etquenous avons reçul’ irremplaça­ble apportde ses talents.

J. D.

P. S. Je revenais de Tunisie lorsque la nouvelle de la mortde Josette Aliam’est parvenue. Etpuisqu’ilest ici question de Caïd Essebsi, qui étaitminis­tre de l’Intérieur lorsque Josette a été privée de ses droits, je n’oubliepas que comme Premier ministre, dansunmome­nt particuliè­rement dangereux de la « révolution de jasmin », en2011, ilajouéunr­ôle exemplaire et contribué à éviter une guerre civile. Résidant à Paris, il était devenu un ami. Seules des difficulté­s téléphoniq­ues l’ontempêché­demerecevo­irauxheure­soùj’étais reçu par le président de la République, le président de l’Assemblée et le chef du gouverneme­nt. Tous trois ont pourCaïdEs­sebsi lamême considérat­ion.

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