Slimane Kader : les damnés de la mer
Au début, on embarque avec méfiance. Qu’est-ce que
c’est que ce bouffon qui m’appelle « cousin » ? Qui me tutoie comme s’il voulait me vendre une barrette de shit? Qui écrit comme s’il jouait dans un sketch de Jamel Debbouze? Mystère. Son éditeur dit que Slimane Kader est « unenfantdu93,
élevé à la vanne et aux bonsmots », qui a fui la France pour s’engager dans les Caraïbes à bord d’un de ces bateaux obèses où l’on accueille 6000 touristes d’un coup. On n’en saura pas plus sur lui. Tant pis. Ce qu’il raconte est assez intéressant comme ça: c’est sa vie à bord de l’« Ocean King », et ça fait froid dans le dos.
En surface, la croisière s’amuse, s’empiffre, se dore la pilule. En soute, c’est le goulag. « Le taf du crevard moyen c’est 14 heures par jour, 16 heures pour les plus zélés. » C’est Florence Aubenas loin des quais, « Pinocchio dans le ventre de la baleine » . Des journées sans voir le ciel parce qu’ « y a pas de hublots » . Des couloirs si étroits qu’on s’y croise à peine. Un « vacarme d’enfer » . Des heures en salle de désalinisation à éponger une fuite par 38 °C, parce qu’immobiliser le bateau deux jours pour réparer coûterait trop cher. Et, pour s’en remettre, dormir avec trois inconnus hargneux et des
« cafards comme as » dans une cabine de 9 mètres carrés où la veilleuse ne s’éteint jamais. « Ambiance zonzon » garantie.
Petit théorème du tourisme à l’âge du capitalisme mondialisé: pour que 6000 clients soient des rois, il faut que 2000 « crevards » soient leurs esclaves. Des Pakistanais, des Biélorusses, des Mauriciens, des « Asia t’ » pour les « trucs de précision », des « chicanos » pour « les boulots relou » . Slimane Kader, lui, dit avoir eu le malheur et la chance d’être employé comme « joker » . En bon homme à tout faire, il a donc tout fait: la fabrication de 25000 cookies, le baby-sitter déguisé en « white bear », l’os géant dans un sketch avec un chien savant. On ignore où il a pu trouver le temps, l’énergie et l’humour d’écrire dans cette langue multicolore qui claque comme une rafale de fusées de détresse, mais son récit est à la fois passionnant, terrifiant et hilarant. Bienvenue à bord.