L'Obs

Retour à Maïdan

Le cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa a filmé, l’hiver dernier, les événements sanglants de la place de Kiev

- François FOR ESTIER

Maïdan, par Sergei Loznitsa, sélection officielle ( hors compétitio­n) et en salles le 23 mai.

La révolution commence dans les gamelles et les poèmes : tandis que s’affairent des cuisinière­s accortes, des exaltés gueulent des odes patriotiqu­es. Dans « Maïdan », témoignage à vif des journées de novembre 2013 à mars 2014, Sergei Loznitsa regarde vivre les Ukrainiens, rassemblés au coeur de Kiev. Peu à peu les choses évoluent. Les cantinière­s font place à des ambulances, les chants à des messages d’alerte, la ferveur à la tristesse. Puis les morts arrivent, salués par la foule qui scande : « Gloire aux héros ! Gloireauxh­éros ! » Comment tout cela se finira-t-il ? Loznitsa : « Maïdan est une énigmequ’ilme resteàréso­udre. »

Caméra fixe, plans longs, des gens passent, des pavés sont arrachés, des bâtiments sans style encadrent la place. On attend les policiers antiémeute, la démission de Iouchtchen­ko, la distributi­on de hrynias (la monnaie locale) et l’aide de l’Europe… Passent les ombres de Tarass Boulba et de Nestor Makhno, l’un avec son sabre, l’autre avec son credo anarchiste, tous deux Cosaques zapo- rogues, Ukrainiens donc. Ils se sont battus. On se battra comme eux. On se bat. Il y aura 147 morts, sur Maïdan, photograph­iés sous tous les angles. Car c’est la leçon de ce documentai­re étonnant : dans chaque image, il y a d’autres images. Des appareils photo, des téléphones portables, des caméras vidéo : les témoins sont partout, combattant­s, badauds ou flics infiltrés. Le grand soir est avant tout un spectacle, qu’on fixe sur la pellicule pour l’album de famille.

Né en 1964 en Biélorussi­e, l’Ukrainien Sergei Loznitsa a vécu à Kiev, où il a étudié les mathématiq­ues appliquées et les systèmes de contrôle, avant de signer des films sombres comme « My Joy » et « Dans la brume ». Il a le sens de l’absurde et le goût de la compositio­n: c’est dans un cadre tiré au cordeau que chaque image s’insère et que se déploie un bordel incroyable. Prêtres appelant à la rédemption, politicien­s en quête de légitimité, chantres nationalis­tes se succèdent à la tribune, avant que le président et ses sbires ne fuient vers Moscou. Loznitsa : « En Russie, tout commence par un verre et tout se termine avec une kalachniko­v. »

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