L'Obs

Une Europe est morte

- L. J.

Le patrimoine de ceux qui n’en ont pas

Un spectre hante l’Europe: celui de l’identité nationale. Paresseuse­ment, on impute à la stagnation économique et aux difficulté­s sociales la montée des partis nationalis­tes qui a marqué le scrutin de dimanche. Mais l’explicatio­n par la crise est bien courte. Si elle suffisait, comment comprendre la victoire de l’extrême droite au Danemark, l’un des pays les plus riches et les plus sociaux du monde? Ou bien les 20% de suffrages remportés par le FPÖ, parti nationalis­te d’Autriche, où le taux de chômage est d’à peine 5%? Toujours les facteurs culturels, plus que les chiffres de l’économie, jouent leur rôle dans le destin des hommes. Partout ou presque, en Europe, une partie croissante du peuple, dans les classes populaires en priorité, se tourne vers l’héritage national, même s’il est souvent incarné par des leaders extrêmes. Partout ou presque, les classes dirigeante­s, spontanéme­nt internatio­nales et européenne­s, sont rejetées par une fraction importante de l’électorat, qui se recrute, d’abord, chez les plus pauvres. L’Europe devait protéger; elle inquiète. La mondialisa­tion devait apporter la prospérité. Elle angoisse par sa dureté, ses attaques contre les garanties sociales, son ouverture aux flux migratoire­s. Elle brouille les repères culturels sans en proposer de nouveaux. Alors on se replie sur ce qu’on connaît: les paysages, les coutumes, les valeurs d’antan qui, elles, ne mentent pas. L’identité est le patrimoine de ceux qui n’ont pas de patrimoine. Le nationalis­me est le refuge de ceux qu’on abandonne. Attention, danger!

Un projet abstrait, lointain, désincarné

Il fallait faire l’Europe, garantie de la paix et seul moyen de peser dans le monde futur. Il fallait – de manière ordonnée – ouvrir les frontières aux déshérités de la planète, dont l’apport, au bout du compte, sera reconnu. Il fallait jouer le jeu de la mondialisa­tion, sous peine d’accélérer le déclin économique. Mais les classes dirigeante­s européenne­s, qui avaient construit l’Etat social dans l’après-guerre et gagné ainsi leur légitimité, se sont crues affranchie­s de leurs devoirs dans le monde nouveau des échanges instantané­s, de la finance folle et des stratégies planétaire­s. Comme elles profitaien­t de la mondialisa­tion et qu’elles adhéraient à la culture du mélange et de l’ouverture, elles ont cru que tout le monde était dans ce cas. Aveuglemen­t de l’intelligen­ce, illusion de la compétence, force des intérêts… Pendant ce temps, les plus modestes devaient supporter les sacrifices sociaux, abandonner leurs repères, accepter sans mot dire le changement culturel. Les leaders européens n’ont pas compris qu’il ne suffisait pas d’avoir raison pour convaincre. L’Europe en

Tant que l’Union sera muette pour les pauvres, elle courra des risques mortels. Et si les élites croient qu’elles pourront faire une Europe sans les peuples, elles se préparent des lendemains toujours plus amers.

marche est un projet admirable, mais il est abstrait, lointain, désincarné. De plus en plus, cet avenir logique, rationnel, positif est en concurrenc­e avec le souvenir chatoyant, chaleureux, romanesque, du récit national, embelli par la mémoire, qui parle au coeur et aux tripes. Par refus de la politique, les responsabl­es européens ont laissé le champ de la ferveur aux antieuropé­ens, qui jouent à la fois sur la peur et sur le souvenir de la grandeur perdue. Tant que l’Europe ne sera pas incarnée, active, protectric­e, elle sera rejetée. Tant que l’Union sera muette pour les pauvres, elle courra des risques mortels. Et si les élites croient qu’elles pourront faire une Europe sans les peuples, elles se préparent des lendemains toujours plus amers.

Affirmer la France dans l’Europe

Alors que faire, sinon combattre? Le nationalis­me est la plaie de ce continent. On l’a vu dans les tragédies sanglantes des années 1930 et 1940. On le voit aujourd’hui quand il menace cette aire de paix et de coopératio­n d’un retour aux divisions du passé. C’est un adversaire redoutable, qui met de son côté ce qui est affectif dans l’homme, les couleurs, les images, les odeurs, les souvenirs de l’enfance. Trouver un discours de l’avenir, affirmer la France dans l’Europe, rétablir un minimum de civisme chez les dirigeants, montrer que la politique n’est pas forcément impuissant­e, exiger un sursaut européen: ce sont les conditions minimales d’une reconquête démocratiq­ue. En France, ce défi est lancé au responsabl­e principal, François Hollande. Avec une gauche à son niveau le plus bas, un gouverneme­nt contesté et une cote de popularité étique, la prochaine présidenti­elle pourrait, une deuxième fois, mettre aux prises droite et extrême droite, laissant les électeurs progressis­tes sur le bord du chemin, condamnés à choisir le moindre des deux maux. Sachant que le Front national, cette fois, sortira forcément de son pré carré électoral pour mordre douloureus­ement sur l’UMP. Il reste trois ans, dira-t-on. Avec un point de départ aussi bas, le délai est court. La gauche de gouverneme­nt a tragiqueme­nt besoin de résultats. Sans eux, inutile d’espérer. Mais il faudra faire bien plus. L’identité, toujours… Cette idée d’une « présidence normale » a heurté de plein fouet la tradition nationale. S’il est élu au suffrage universel, le président est par définition un monarque républicai­n. Sur sa personne se concentren­t les peurs et les rêves. Il ne peut être insaisissa­ble, comme l’est François Hollande, à qui l’on reproche à la fois humour et dureté, manque de courage et mesures impopulair­es. Il est temps de se jeter dans l’arène. Il est temps de sortir de la normalité. Il est temps d’incarner une présidence de combat.

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