L'Obs

L’homme qui défie Téhéran

Les mollahs lui ont tout volé : son enfance, sa famille, sa fortune. Du coup, le petit-fils de Chapour Bakhtiar, l’ancien Premier ministre sauvagemen­t assassiné près de Paris, s’est mis au service de leurs ennemis, la CIA, le Mossad...

- Par Sophie des Déserts

Il est prêt à disparaîtr­e. Se planquer le reste de sa vie au fin fond de l’Amérique latine, à moins qu’il ne soit liquidé avant. La mort ne lui fait pas peur. Il l’a vue de près si jeune, il l’a donnée aussi, elle est à ses yeux familière, réconforta­nte même quand il songe à abréger ses souffrance­s. Il dit ça comme s’il dissertait sur le prix du pétrole dans cet élégant bar genevois, fine moustache, blazer gris clair, la douceur orientale et l’oeil charmeur constammen­t aux aguets. Le quinquagén­aire tient à sa peau quelques jours encore. Car, avant de sombrer dans l’oubli, il veut faire du bruit. Que le monde entier connaisse son histoire, celle d’un petit prince de Téhéran brisé par les islamistes, d’un homme rongé par l’obsession de venger les siens. Que l’Iran des mollahs s’étrangle en apprenant que lui, le petit-fils de Chapour Bakhtiar, dernier Premier ministre du shah d’Iran, sauvagemen­t assassiné, a été un agent de la CIA puis, pire encore, du Mossad. Voilà, comme un ultime doigt d’honneur avant de tirer sa révérence.

Il raconte tout, dans une autobiogra­phie haletante, où se mêlent l’histoire et les intrigues diplomatic­o-financière­s, dans une ambiance jamesbondi­enne. L’épopée est si folle qu’on a d’abord du mal à y croire, mais le récit est précis, les personnage­s, bien réels, et l’héritier Bakhtiar a dans sa mallette des centaines de documents. Il a même obtenu un hommage, gravé sur la couverture, d’un certain Sam, ancien chef de la zone Moyen- Orient de la CIA : « Quelquesho­mmes seulement refusent le coursdes choses, et choisissen­tde risquer leur vie pour faire la différence. M. Bakhtiar est un patriote iranien au vrai sens du terme. Le peuple d’Iran et plus encore le monde lui sont redevables. » L’ouvrage sort aujourd’hui en librairies, l’auteur brûle d’impatience. « Je rêve d’une riposte iranienne, d’un grandprocè­s. Jenecrains­qu’unechose : l’indifféren­ce. »

Trente ans qu’il fomente sa revanche. Jusqu’ici, JJ – prononcez « Jay Jay » – a donné le change, jusqu’à adopter ces initiales de rappeur américain, trouvées par des copains las d’écorcher son prénom, « Djahanshah », le « roi du monde » en persan. Il était ce banquier successful, formé chez Lehman Brothers puis Paribas, naviguant au bras de filles sublimes, entre Genève, Saint-Barth et Courchevel. JJ l’insaisissa­ble, français, puisque la République mitterrand­ienne lui a offert, à 14ans, un passeport, mais surtout citoyen du monde, toujours entre deux avions, golden boy solitaire. Apparemmen­t, il avait noyé le passé dans l’argent facile et la vodka frappée. L’Iran : « Terminé, disait-il, je ne veux plusenente­ndreparler » .

En réalité, il ne pensait qu’à elle. La mère patrie, la terre de ses ancêtres, les Bakhtiar, presque un Etat dans l’Etat, avec leur langue, leurs terres gorgées de pétrole, leurs grands hommes qui furent gouverneur­s ou ministres. Ce pays lui donna une enfance de rêve, dans une villa avec piscine, pleine de livres anciens. Puis, avec l’arrivée de Khomeini, tout ne fut que désespoir. La maison brûlée, les domestique­s exécutés, la famille en exil, et le grand-père chéri, « Baba Bozorg » comme il l’appelait, traqué par les fous de Dieu, qui tentèrent de l’assassiner une première fois dans son domicile de Neuilly, sous ses yeux d’enfant, avant de revenir l’égorger le 7 août 1991.

Chapour était son père, puisque le sien était parti, celui qui lui a tout appris, les poèmes de Paul Valéry, l’amour de la vie, celui qui l’a endurci aussi en l’expédiant, à 8ans, dans les brumes anglaises, à la St Peter’s School sous la surveillan­ce de l’ancien précepteur du prince Charles. Quel homme, « Baba Bozorg », athée, libre, au point d’avoir voulu faire des études – une étrangeté dans cette caste richissime –, de décrocher trois doctorats à la Sorbonne, de se marier avec une Bretonne, de s’engager dans la Résistance contre l’Allemagne nazie, puis de revenir en Iran, avec l’espoir de moderniser son pays. Ce Bakhtiar-là ne supportait ni l’injustice ni l’arbitraire, ce qui le mena souvent en prison. Il fut l’ennemi du shah, avant que ce dernier, acculé par l’offensive de Khomeini, le nomme Premier ministre. C’était en janvier 1979, JJ avait 14ans. Un matin, dans son pensionnat anglais, il entendit à la BBC que son grand-père avait été assassiné. Peu après, des officiers du MI5 embarquaie­nt l’adolescent, ils avaient

 ??  ?? JJ Bakhtiar, lors d’une halte en Côte d’Ivoire entre deux missions. Et en 2008, sur la terre de ses ancêtres, dans le sud de l’Iran
JJ Bakhtiar, lors d’une halte en Côte d’Ivoire entre deux missions. Et en 2008, sur la terre de ses ancêtres, dans le sud de l’Iran
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