Nuri Bilge Ceylan : « Je vais où les autres ne vont pas »
La palme d’or 2014 a couronné le talent et la maîtrise d’un cinéaste turc au sommet de son art. Nous l’avons rencontré
La palme d’or 2014 a couronné le talent et la maîtrise d’un cinéaste turc au sommet de son art
Aen croire certains contempteurs du palmarès cannois, il était aberrant de décerner la palme d’or à un film turc de 3h16. Pour eux, la durée n’était pas essentielle, la nationalité du film importait autant : s’il avait été américain ou français (« la Vie d’Adèle » dure plus de trois heures), « Winter Sleep » n’aurait pas suscité pareilles vociférations. Nuri Bilge Ceylan, tête de Turc? Oui, il y a de cela, en effet.
Lui-même y a songé, bien évidem
ment, à cette durée : « Je fais confiance aux spectateurs. Quand vous montrez un film, vous espérez qu’il rencontrera desgens qui vous ressemblent. J’aiconnu le monde d’avant la télévision et d’avant internet. Je me souviens des histoires que racontait mon grand-père, que nous écoutions plusieurs fois, et qui souvent se transformaient d’une fois à l’autre. Je viens de là. Jeme rappelle aussi lesgens de mafamille, dans un village sans électricité : ils vivaient en autarcie, ils n’achetaient rien, sauf l’huile des lampes, si bien que nous n’étions pas autorisés à lire. Alors tout lemonde se rassemblait autour du feu, des voisins venaient, qui entraient sans frapper, et la voix continuait de raconter. Le récit nous ramène à l’enfance. »
Depuis longtemps, il rêve de réaliser un film dans ce village d’autrefois.
De même, pendant une quinzaine d’années, il a pensé à ce qui allait devenir « Winter Sleep », dont l’idée lui est venue d’une nouvelle de Tchekhov « qui ne racontait pas grand-chose, qui [le] touchait beaucoup » . Le temps a passé, deux autres nouvelles de Tchekhov se sont invitées dans l’histoire, et d’autres récits et personnages, venus de Dostoïevski pour certains, de nulle part etde partout pour les autres. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? « Je n’avais pas assez confiance en mon proprecinéma. » La réussite d’« Il était une fois en Anatolie » l’a aidé à vaincre ses dernières craintes et il s’est lancé. L’écriture du scénario lui a pris un peu moins de huit mois. Ecriture à quatre mains, puisqu’il
a travaillé avec son épouse, Ebru : « Nous parlons sans cesse, nous nous disputons aussi, et puis peu à peu nous nous accordons sur une même base, et alors, chacun de nôtre côté, nous écrivons les dialogues de tous les personnages, masculins comme féminins. Quand nous ne sommes pas d’accord et que l’un ne parvient pas à convaincre l’autre, il me revient de trancher, carc’est moi qui mettrai en scène, mais Ebru ne lâche rien ! »
Même quand il est terminé, les cénario continue d’évoluer. C’est ainsi que
les chevaux sauvages sont apparus après que le cinéaste a décidé de tourner en Cappadoce( région dont lenom signifie « le pays des beaux chevaux »), dans un extraordinaire hôtel troglodytique : « Depuis mon premier film, je vais dans des lieux où les autres ne vont pas. » Cela ne vaut pas que pour les décors. Qui d’autre que lui se risque à écrire et à filmer de longues conversations entre deux personnages qui s’expliquent, s’affrontent, se déchirent ? Pour ces scènes-là, il faut du temps. A
l’écran et sur le tournage : « Aucune répétition avec les acteurs. Enrevanche, nous avons fait de nombreuses prises. On continue jusqu’à ce que je sois satisfait. Les dialogues sont assez littéraires, les personnages ne cherchent pas leurs mots, ils ne se trompent pas, alorsque dans la vie tout le monde se trompe. Tout cela est inspiré de ma propre expérience, notamment de mes disputes avec ma femme, mais le film n’est pas réaliste et jusqu’au montage j’ignorais si ces scènes fonc
tionneraient. »
Aujourd’hui, ilest rassuré. Ces deux scènes, l’homme et sa soeur, l’homme et sa femme, sont extraordinaires de vérité : fabriquer du faux pour produire du vrai, voilà l’essence du cinéma. C’est ainsi que Nuri Bilge Ceylan se classe désormais au rang des cinéastes qu’iladmire leplus, Bergman, Tarkovski, Ozu, Bresson, Antonioni. Dans la liste de ses dix films préférés, établie dans le magazine « Sight and Sound », il place deux films de chacun de ses cinq maîtres. Mais lorsqu’il a choisi quelques notes de Schubert pour ponctuer « Winter Sleep » ( « Si le film avait été plus court, jen’aurais pas mis de musique du tout » ), il ne s’est pas souvenu que Bresson avait utilisé lamême « Sonate nº 20 » dans « Au hasard Balthazar »…
Au contraire de Bresson, il fait appel à des comédiens chevronnés : « Haluk Bilginer, un très bon acteur de théâtre, était le seul qui puisse interpréter Aydin, cet acteur devenu hôtelier. Aimer son personnage peut conduire le comédien à la complaisance. Je pense même qu’un acteur n’est jamais meilleur que quand, enjouant, il pense à autre chose. Pour obtenir cela, il faut le déstabiliser, l’arrêter lorsqu’il semet à jouer comme il a pensé qu’il allait le faire. » Lesdeux femmes du film, dessinées avec les souvenirs qu’a conservés le cinéaste d’une de ses tantes et d’après ses deux filles, sont servie spar deux comédiennes magnifiques, Melisa Sözen et Demet Akbag. Et c’est à travers elles que le personnage masculin se révèle : « Aydin est un intellectuel et il a beaucoup d’argent, cette double caractéristique l’éloigne du monde réel, nourrit son indifférence envers lesautres, lui fait négliger toute solidarité. Dansune scène que j’ai coupée au montage, sa soeur lui disait qu’il était comme dans un sommeil d’hiver. » La réplique est tombée, le titre est resté, qui ne plaisait guère au producteur et distributeur français du film, Alexandre Mallet- Guy. « Il craignait d’effaroucher les spectateurs, dit Nuri
Bilge Ceylan, mais nous ne sommes pas dans lamême logique : je veux que les gens sachent ce qu’ils viennent voir, je refuse de leur vendre quelque chose qui ne ressemble pas au film. Le distributeur doit convaincre les gens avant qu’ils n’entrent dans la salle, moi, je m’adresse à ceux qui ont décidé de voir le film. » Ceux-là ne regretteront pas d’avoir vu « Winter Sleep ». Lire aussi la Tendance de Jérôme Garcin p. 62.