L'Obs

Marathon man

A 32 ans, il est la révélation d’Avignon. Après son intégrale de “Henry VI”, découpée comme une série télé et jouée pendant dix-huit heures, rencontre avec un audacieux en prise sur son époque

- Thomas Jolly

Un de ses producteur­s l’a surnommé « Peter Pan ». Bien vu. Ça lui est resté. Même silhouette de criquet énergique, même indiscipli­ne malicieuse, même addiction au pays de l’imaginaire. Thomas Jolly est le héros du conte qui vient d’envoûter le Festival d’Avignon. Drôle de conte. Très noir, empli de bruit et de fureur puisque signé Shakespear­e, et très long : « Henry VI » est une trilogie historique dont peu se risquent à monter l’intégrale. Thomas Jolly l’a fait, en dix-huit heures, de dix heures du matin à l’aube du lendemain. Vingt et un comédiens pour cent cinquante personnage­s et plus de dix mille vers. Un pari monstre, un pari fou, remporté haut la main. Jolly a de l’humour, le sens du rythme et du spectacula­ire, ce qu’il nomme joliment « le théâtre en3D » . Il a découpé « Henry VI » en épisodes, comme une série télé, avec ce qu’il faut de suspense et d’entractes. Ambiance de fête à l’extérieur, avec cantine et larges tables conviviale­s. Ambiance de fête à l’intérieur aussi, avec, dès la mi-temps, sept cents spectateur­s chauffés à blanc qui tapent du pied pour réclamer la suite. A l’aube, c’est l’ovation, tous debout ! Cascades d’applaudiss­ements pour les acteurs, technicien­s, décorateur­s, musiciens : une foule de quarante-cinq personnes sur le plateau. Des très jeunes et des plus vieux. Un tel rassemblem­ent de génération­s, une telle joie collective, c’est rare en ces temps moroses.

Il était arrivé au Festival quasi inconnu, il en repart couvert de gloire. C’est là où s’arrête la comparaiso­n avec Peter Pan, le héros qui ne veut pas grandir. Thomas Jolly y a mis du sien, pour devenir grand. Il lui a fallu quatre ans et demi de sa jeune vie – il a 32 ans – pour monter ce « Henry VI » déjà légendaire. Acteur lui-même, il n’a finalement pas résisté au plaisir d’y apparaître dans la peau du maléfique et difforme Richard Gloucester, mieux connu – merci Shakespear­e– sous le nom de Richard III. « Al’origine, raconte Jolly, je voulais juste tenir la barre de mon paquebot. Mais j’avais unevraie frustratio­n de nepasinté grermon gros jouet. Là, c’estunpeu comme sia prèsavoir crééun

monde oniri que jeme promenais dans mon proprerêve : délicieux ! Etpuis j’avais aussibesoi­n de tuer monhéros, HenryVI. »

Pour arriver là où il en est, Thomas Jolly n’a tué personne. Enfance paisible dans un petit village de deux cents âmes près de Rouen, entre un père imprimeur et une mère infirmière qui « ont toujours été très

confiants » . On va parfois au cinéma, au théâtre c’est plus rare ; mais un jour, Thomas a 4 ans, sa mère l’emmène voir « le Petit Poisson noir », du théâtre d’ombres comme on en retrouve dans ce « Henry VI », avec ses scènes de bataille et de meurtre derrière un rideau. Thomas a le goût du déguisemen­t. A 10 ans, le voici dans une compagnie d’enfants à Rouen formée par Nathalie Barrabé. Pendant quatre ans, il mène une vie de tournées, de jeu et de travail, sérieux : chacun est responsabl­e, doit soigner son costume, ses accessoire­s. Après ? « Queduthéât­re, et encore du théâtre, jen’ai fait que cela. » En option au lycée, puis en licence à la fac de Caen. Il fonde en 1999 sa première compagnie. Découvre les spectacles de Stanislas Nordey, alors directeur pédagogiqu­e de l’école du Théâtre national de Bretagne. Il sera donc élève acteur là-bas. Nordey a l’oeil : « Onvoit toutde suitequand­les élèvesac teur sont autre chose que le seul goût du jeu. Il était évident que Thomas avait le sens de l’espace, et une faculté pour entraîner ses copains. »

Epuisé et heureux

Mais après l’école, que faire? Attendre le bon vouloir d’un metteur en scène ? Travailler seul ? Pas question. Jolly fonde La Piccola Familia avec des acteurs de l’école et des copains de Rouen. Il monte Marivaux, Guitry, Ravenhill. Ça marche, les spectacles tournent. Et voilà qu’il se prend du désir irrépressi­ble de monter « Henry VI », « un peucommeon­tombe enamour » . Il croit dur comme fer en la poésie de Shakespear­e, en sa traversée d’un demisiècle sanglant, entre Moyen Age et Renaissanc­e. « C’est une époque de transition­et de troubles qui résonne avec lanôtre », dit-il, lui qui se désole de la perte actuelle de repères, de joie, l’absence de rencontre entre les êtres. Comment faire quand on a 27ans et que l’on est un provincial anonyme pour bâtir un tel projet? Il crée « H6m2 », un « pitch » de quarante-cinq minutes de « Henry VI » jouées sur 6 mètres carrés. Des producteur­s, comme Mona Guichard au Trident, le théâtre de Cherbourg, ont « l’audace et le courage » de croire en lui. Deux épisodes naissent, huit heures de spectacle. Mais, en 2012, c’est la déprime. Les caisses sont à sec. Il l’avoue à ses acteurs quand une bonne fée survient : le directeur du Théâtre national de Bretagne (TNB), François Le Pillouër, dit banco pour les deux épisodes manquants: « Jelesentai­s tellemente­nos mose aveccette peinture du chaos faite par Shakespear­e à 25 ans ! Et puis Thomas trouve toujours des solutions pour tout, sans jamais se plaindre. » Le Festival d’Avignon se met sur les rangs.

« Si jen’avais pas pumonter tout “Henry VI”, j’aurais fini par le jouer en monologue », s’amuse Jolly, épuisé, mais heureux. Avec sa tribu, il va désormais mener ce « Henry VI » en tournée jusqu’en 2015, et sans doute

au‑delà. En parallèle, il remontera à Moscou son « Arle‑ quin poli par l’amour » de Marivaux, et sera artiste asso‑ cié au Théâtre national de Strasbourg dont Nordey a pris la direction. Nordey encore : « A l’école du TNB, c’était lui quime posait le plus de questions sur leThéâtre Gérard-Philipe que j’aidirigéà Saint-Denis. Ilauntrès beau souci du théâtre public. » Dans l’équipe de « Henry VI », c’est salaire horaire égal pour tous, et Jolly a bataillé pour que toutes les répétition­s soient payées : « L’intermitte­nce est une indemnisat­ion que l’on touche pouravoir travaillé. Paspour répéter. »

A retrouver Thomas Jolly, et sa fraîcheur intacte au lendemain d’Avignon, on mettrait sa main au feu que le succès ne lui montera pas à la tête. C’est confirmé par sa

C’est sidérant de rendre le spectateur complice, malgré lui, d’un monstre, un peu comme dans la série “House of Cards”.

plus vieille amie, Manon Thorel, délicieuse actrice dans « Henry VI » : « Thomas estunbelhu­main, ungénéreux, facile à vivre. Il sait rassembler et prendre soin des gens

qui, commelui, ontenvie de transmettr­e. » Ce fédérateur d’énergies veut avant tout continuer à faire vivre La Pic‑ cola Familia et, avec elle, être « le poil à gratter » d’un théâtre un peu endormi, pour défier le formatage qui guette les scènes. Féru de séries télé aussi bien que de machinerie­s anciennes, il ne voit pas pourquoi son art baisserait les bras face aux géants de la communicat­ion et de l’illusion. « Henry VI », et après? Peut-être un grand texte antique. Jolly prendra son temps. Il a monté Shake‑ speare: il est bien placé pour savoir qu’un roi qui déçoit est vite détrôné, surtout par temps de crise.

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