L'Obs

Au nom des hommes

- JEAN DANIEL

Au moment où tous les « moderniste­s » tunisiens nourrissen­t l’espoir que Béji Caïd Essebsi devienne leur président, aucun d’entre eux ne peut oublier que leur champion reste un fervent disciple et fut un ardent ministre de Habib Bourguiba, fondateur et président de la République tunisienne de 1957 à 1987. Ces moderniste­s, dont le nom recouvre des groupes très différents, font apparaître un retour de celui qui avait mérité le nom de « Combattant suprême » même si, dans la dernière partie de sa vie, il était loin de mériter celui de despote éclairé.

I - BOURGUIBA EN EXEMPLE

Aujourd’hui, il faut bien comprendre en quoi consiste l’esprit de ce retour de lumière. C’est d’abord le fruit du rejet du fondamenta­lisme qui sévit désormais un peu partout autour de la frileuse Tunisie. C’est ensuite la peur d’être entraîné dans la spirale empoisonné­e du chaos moyen-oriental. Mais ne cherchons pas plus avant, l’esprit du bourguibis­me n’a jamais été mieux défini que dans les discours réguliers de l’orateur enflammé qui les prononçait. Certains sont restés dans toutes les mémoires. Comment oublier par exemple l’historique discours de Jéricho le 3 mars 1965 ? Que dit Bourguiba ? Il constate tout simplement que la cause palestinie­nne est mal défendue, ce qui était le moins que l’on pouvait en dire, mais il fallait le dire. Bourguiba n’interpelle pas les Etats défaillant­s, il dit que la décolonisa­tion, lui, il sait ce que c’est : il a passé la moitié de sa vie en prison. Il se croit alors investi de la mission d’enseigner l’art de la décolonisa­tion à tous les révoltés. « La politique du “tout ou rien” nous a menés en Palestine à la défaite et nous a réduits à la triste situation où nous nous débattons aujourd’hui. Nous n’aurions en aucune façon réussi [à rendre la Tunisie indépen

dante] si nous n’avions […] accepté d’avancer pas à pas vers l’objectif. A chaque pas, à chaque conquête par le peuple tunisien d’une nouvelle position stratégiqu­e, la France cédait une partie de ses privilèges […] En Palestine, au contraire, les Arabes repoussère­nt les solutions de compromis. […] Ils le regrettère­nt ensuite. » A travers cette exhortatio­n, Habib Bourguiba a voulu construire une véritable philosophi­e du compromis pour un processus de décolonisa­tion, comme Gramsci l’avait fait pour les révolution­naires italiens. A l’époque, Bourguiba préconise d’accepter la décision de l’ONU qui avait entraîné la création de l’Etat d’Israël en partage avec celui de la Palestine. Ce discours devait valoir à son auteur l’exclusion de la Ligue arabe et le boycott des instances Pratiqueme­nt dans aucun des soulèvemen­ts des “printemps arabes”, il n’a été question du conflit palestinie­n. arabo-musulmanes. La cause de la Palestine était alors sacrée. Le fait même de s’interroger sur l’efficacité de la lutte armée était donc une indignité.

Mais aujourd’hui, les choses ont tellement changé ! On a très peu parlé du calvaire des Palestinie­ns durant les guerres successive­s d’Afghanista­n, d’Irak, de Libye, puis de toutes les révoltes « printanièr­es » de la Tunisie à la Syrie. Pratiqueme­nt dans aucun des soulèvemen­ts des « printemps arabes » il n’a été question du conflit palestinie­n. Le drame syrien et ses 250 000 morts ont vite confisqué une grande partie de l’empathie disponible. Alep a détrôné Gaza. Les Palestinie­ns devront donc avoir la clairvoyan­ce d’accepter de ne plus être comme avant le thème central des obsessions arabes. Ils doivent tirer de cette constatati­on une nouvelle volonté d’avancer dans la voie du compromis.

II - LA VIOLENCE ENTRE LE PAPE ET DIEU

Lorsque j’ai entendu le pape François prononcer cette seule phrase, ici extraite de son long discours à Ankara : « Aucune violence ne peut avoir de justificat­ion religieuse », je me suis dit que les thèses soutenues par notre journal depuis tant d’années commençaie­nt à avoir une sorte de légitimité. Le pape, disait le commentate­ur du Vatican, se montrait « préoccupé par le fait que des communauté­s entières et spécialeme­nt les chrétiens, mais pas seulement, également les yazidis, puissent souffrir d’une violence inhumaine à cause de leur identité

ethnique et religieuse ». Et le pape de lire tous les détails avérés sur les diverses atrocités à travers lesquelles se déchaîne la violence à motifs religieux. Il se trouve, lors de ce déplacemen­t récemment effectué en Turquie, que le chef des chrétiens s’est félicité de l’action courageuse des protecteur­s qui avaient la même religion que leur bourreau, et c’est là que je veux en venir. Tant que les grandes religions se feront la guerre au nom de leurs dieux, même si ce dieu est brandi comme unique, les croyants ne feront que prolonger les crimes et la barbarie qui est supposée les indigner. C’est l’un des plus grands débats du siècle. J’avais eu l’occasion de m’entretenir sur ce sujet avec Mgr Etchegaray, le grand rabbin de France Sirat et plusieurs imams. Il ne faut pas se résigner à jeter son dieu à la figure de l’autre. Comme on ne peut persuader tout le monde que Dieu est le même pour tous, alors ce ne peut être à ce titre que l’on peut condamner la violence. Ce n’est pas au nom d’un dieu qu’il faut se référer, mais simplement au nom des hommes et de ce qu’ils ont fait et à ce qu’ils peuvent faire en commun.

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