L'Obs

Cosa Nostra

Où es-tu Matteo ?

- DE NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE EN SICILE, MARCELLE PADOVANI

Le numéro un de Cosa Nostra est en cavale depuis 1995. Dans la clandestin­ité, l’assassin et trafiquant de drogue s’est reconverti en homme d’affaires qui fait prospérer la province de Trapani. La brigade antimafia désespère de l’arrêter un jour

A vec ses Ray-Ban fumées et ses costumes Versace trop ajustés, il avait, sur les dernières photos qu’on a de lui, une allure de patron de discothèqu­e de série télé. Mais, à 52 ans, Matteo Messina Denaro, numéro un de Cosa Nostra, a beau aimer rouler en Porsche, porter des Rolex en or et draguer les filles, il est le dernier parrain de Sicile, un trafiquant internatio­nal de drogue et surtout un assassin en cavale que la revue « Forbes » a classé parmi les dix fugitifs les plus recherchés du monde. « Avec les personnes que j’ai tuées, je pourrais

remplir un cimetière », s’est vanté un jour celui dont on dit qu’il a commis cinquante meurtres avant l’âge de 30 ans. L’homme a assassiné de sang-froid ses rivaux, comme Vincenzo Milazzo en 1992, étranglé sa fiancée alors qu’elle était enceinte, exécuté des journalist­es, éliminé des policiers qui se mettaient en travers de son chemin. Sa participat­ion aux attentats de Rome, Milan et Florence, qui avaient fait dix morts en 1993, lui vaudra une condamnati­on à la prison à la perpétuité. Par contumace, car, peu après ce coup d’éclat, le dernier parrain de Cosa Nostra disparaît dans la nature. Depuis, les deux cents hommes de la brigade antimafia sont aux trousses de « Matteo », surnommé « Diabolik » parce que, comme le héros de sa bande dessinée préférée, il avait équipé les pare-chocs d’une de ses Alfa Romeo de mitraillet­tes. Aujourd’hui dernier survivant d’une organisati­on aux abois, Matteo a d’excellente­s raisons de s’inquiéter : sa tête a été mise à prix pour 1,5 million d’euros. La fin du Romanzo criminale sicilien ? Tous les proches de ce descendant d’une famille de

campieri, ces gardiens de latifundia qui ont formé le noyau dur de la mafia, sont déjà sous les verrous : sa soeur chérie Patrizia qui était son bras droit, son frère Salvatore qui était son alter ego, son beau-frère Filippo qui était son serviteur, et enfin Giuseppe Grigoli, son prête-nom, son ambassadeu­r au coeur de l’économie légale. Cette dernière arrestatio­n a été la plus dure à encaisser : elle lui a bloqué l’accès à l’un de ses portefeuil­les personnels, Grigoli gérant en son nom les 46 points de vente des supermarch­és Despar dans la province de Trapani. De plus la Cour de Cassation a confirmé depuis peu la condamnati­on de cet homme à douze ans de réclusion pour « associatio­n mafieuse », en lui confisquan­t ses 700 millions d’euros. Privé de sa caisse noire, « Matteo », dit aussi « u Siccu » (le Sec) en raison de sa minceur, se sent désormais traqué.

« Où es-tu Matteo ? » Un jeune journalist­e de Trapani commence chaque jour son émission à 13h30 sur RMC101 par cette question. L’exilé se cache sans doute dans les recoins de son royaume. Cette province de Trapani, bénie des dieux, sa mer bleu

profond, ses maisons basses aux toits arabes, ses oliviers, ses vignes, ses moulins à vent et ses trésors archéologi­ques (Ségeste, Sélinonte, Erice). Les fins limiers à ses trousses sont convaincus qu’il se terre là, sur son territoire, dans cette province de 2 459 kilomètres carrés et ses latifundia pratiqueme­nt impénétrab­les. Des caches idéales, où « le moindre étranger est aussitôt repéré comme un flic, la moindre voiture inhabituel­le comme un ennemi et le bruit d’un hélicoptèr­e comme un signal d’alarme », comme dit Giuseppe Linares, longtemps patron de la brigade mobile de Trapani.

« Où es-tu Matteo ? » La question bouleverse sa fille, Lorenza, 19 ans, qu’il a conçue dans la clandestin­ité avec une de ses nombreuses maîtresses. Le 26 avril 2013, jour de l’anniversai­re de son père, elle écrit, mélancoliq­ue, sur sa page Facebook combien elle voudrait « avoir l’affection d’une personne, mais

cette personne n’est pas présente à [s] es côtés et ne le sera jamais à cause du destin ». L’année suivante, elle dessine un coeur rouge sur son profil, sans aucun commentair­e. Lorenza doit savoir que son père collection­ne les aventures sentimenta­les (une jeune Belge et une jeune Autrichien­ne ont succombé à son charme, d’après la police). Elle doit l’imaginer regarder les matchs de foot à la télé et s’adonner aux jeux vidéo qu’il adore. Elle comprend qu’elle ne peut le joindre sous aucun prétexte, ni par internet ni au téléphone, parce que les flics ont tous les moyens d’intercepte­r ses communicat­ions. Elle a peur pour lui et pour elle-même, craint de ne jamais le revoir libre et vivant.

« Où es-tu Matteo ? » C’est l’obsession de Fabrizio Giacalone, ce policier qui le pourchasse depuis une décennie. « Je le vois, je l’imagine », explique ce fin limier qui a cru brûler, être près du but, avant de constater dépité que « Matteo » lui a une nouvelle fois filé entre les doigts. « Je sais qu’on l’aura, même s’il doit se balader en douce d’une villa superconfo­rtable à une autre, et même s’il fait de longs séjours à l’étranger »,

se rassure le superflic. Chaque jour, pour obtenir une réponse à sa question, il scrute les écrans qui tapissent les murs du siège de la brigade mobile de Trapani, via Palmerio Abate où il a son bureau. Là, au troisième étage d’un immeuble vétuste, se trouve une incroyable salle des machines. Outre la débauche d’écrans, des instrument­s bizarres émettent des signaux intermitte­nts, sur lesquels six hommes en jean et tee-shirt, qui ressemblen­t à des étudiants, ont l’oeil rivé. Ces policiers ont placé leurs mouchards aux endroits les plus incongrus (sur une branche d’olivier, dans le beauty case d’une petite amie – transitoir­e – de « Matteo » ou dans le stimulateu­r cardiaque d’un suspect). Ils épient en permanence une soixantain­e de personnes qui forment le cercle rapproché du boss. Mais que le boss, se désole l’antimafia, a jusqu’ici évité de rencontrer.

Le 11 avril 2006, l’antimafia s’est crue à deux doigts de résoudre la question qui obsède la Sicile. Ce jourlà, la brigade arrête le chef en titre de la mafia, Bernardo Provenzano, capo dei capi (« le chef des chefs ») de Cosa Nostra. Dans la cache de ce « Don », on découvre une collection de messages secrets. Ces billets, écrits en majuscules sur du papier très fin, pliés et repliés avant d’être recouverts de Scotch transparen­t, forment une espèce de cigarette qui laisse seulement apparaître le pseudo du destinatai­re : ce sont les fameux pizzini. Dans le lot, ceux qu’il échangeait avec « Matteo ». Une véritable correspond­ance où figurent des noms et surnoms qui constituen­t une mine d’informatio­ns. Dans les messages de Matteo, celui-ci parle beaucoup d'un certain « Vac ». C'est un ancien professeur de pédagogie, ex-maire de Castelvetr­ano, condamné à six ans de prison pour trafic de stupéfiant­s, dont le nom complet est Antonio Vaccarino…

Figure énigmatiqu­e et fascinante, ce Vaccarino… Bien que peu friand de rencontres avec les médias, il a accepté de nous recevoir dans sa villa, un bunker de luxe sur les hauteurs de Castelvetr­ano. L’ancien professeur âgé de 69 ans a une mise soignée : cheveux teints, parfum insistant, une chaîne en or massif autour du cou. Son salon est rempli d’objets kitsch et hors de prix, des vases en céramique, des buffets

anciens, des crédences dorées. Contacté par l'antima

fia qui a trouvé son nom dans les pizzini, il finira par

devenir la taupe de l’antimafia dans Cosa Nostra. « Je me suis dit que moi qui avais connu “Matteo” adolescent, j'étais bien placé pour l’approcher dans sa cavale. » « Il me suffisait, ai-je pensé, de monter un business juteux, que j’aurais soutenu en tant que politicien local, par exemple la constructi­on d’une stationser­vice sur l’autoroute Palerme-Mazara. Puis de contacter son frère Salvatore, employé à la Banca Sicula en lui demandant de jouer les intermédia­ires. » Ce qu’il fait après en avoir informé les autorités. Et voilà notre homme embauché comme agent antimafia. Le plus étonnant est que « Matteo » tombe dans le panneau : pendant quatre ans, il écrira à « Vac » avec une affection respectueu­se mêlée à une roublardis­e d’homme d’affaires.

« Où es-tu Matteo ? » Durant ces années, la question finit aussi par obséder la barbouze Vaccarino. Malheureus­ement, les pizzini que lui envoie le boss ne mènent à aucune piste concluante. Ils répondent plutôt à la question « Qui es-tu Matteo ? » Se dessine au fil des messages le profil d’un parrain atypique. Derrière le macho m’as-tu-vu qui aime les huîtres et le champagne apparaît un être étrange, admirateur de Daniel Pennac, qu’il cite dans le texte, « Je suis le

Monsieur Malaussène de la situation », mais aussi de Jorge Amado ou de Toni Negri. « Matteo » envisage aussi souvent sa fin prochaine : « La mort a toujours tourné autour de moi et je sais la reconnaîtr­e. Jeune homme, je la défiais avec la légèreté de l’inconscien­ce. Aujourd’hui, je ne la crains pas. » Il évoque Dieu : «A une époque, j’avais la foi, puis quelque chose s’est brisé en moi. » Il décrit aussi avec ironie l’acharnemen­t des flics contre Cosa Nostra : « Ils passent les menottes même aux pieds des chaises… »

« Où es-tu Matteo ? » Depuis que « MMD » s’est converti aux affaires, même les « hommes d’honneur » entrent difficilem­ent en contact avec lui. Certains ont voulu le convaincre de devenir le capo dei capi de toute la Cosa Nostra sicilienne, et de prendre officielle­ment la succession de Totò Riina. Ils ont essuyé un refus poli. « Matteo » est bien trop heureux de gérer un florissant business qui va des supermarch­és aux éoliennes en passant par le bâtiment et l’agricultur­e, et d’être vénéré dans sa prospère province de la Sicile occidental­e comme un bienfaiteu­r. « Il y a des chefs d’entreprise qui prennent contact avec Messina Denaro pour lui offrir une contributi­on financière, une sorte de racket volontaire, s’exclame Rino Giacalone, correspond­ant de “la Stampa” à Trapani. Cet homme a réalisé la fusion parfaite du mafioso avec son territoire. Il a inventé une mafia qui non seulement ne dérange personne – il n’y a plus un homicide mafieux dans la province – mais fait rouler l’économie. »

Elle donne à réfléchir, cette singulière osmose mafia-territoire à Trapani. Ce silence ouaté. Ces connivence­s intéressée­s. Ce rôle d’Etat alternatif créateur d’emplois que Cosa Nostra s’est taillé dans la région. Et si la capture de Matteo n’était plus le problème ? « Ce serait une erreur de concentrer nos efforts sur la seule arrestatio­n de Messina Denaro, a ainsi averti Andrea Tarondo, du parquet de Trapani. C’est tout un système, tout un contexte qu’il faut désarticul­er. » Ce magistrat est l’auteur d’une enquête exemplaire sur les liens entre « la mafia, la maçonnerie et

la politique » . Une question bien plus complexe et engageante que la capture d’un boss. Fût-il le « dernier des parrains ».

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Fichier de la police : Matteo Messina Denaro, né le 26 avril 1962.
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 ??  ?? A Florence, après un attentat à la bombe perpétré par Cosa Nostra contre la Galerie des Offices, le 27 mai 1993.
A Florence, après un attentat à la bombe perpétré par Cosa Nostra contre la Galerie des Offices, le 27 mai 1993.

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