L'Obs

ÉCONOMIE : QUAND L’ARGENT REND BÊTE

L’amitié, le civisme, la santé… Tout s’achète aujourd’hui. Michael Sandel, professeur à Harvard, fustige la marchandis­ation du monde dans un livre, « Ce que l’argent ne saurait acheter », et appelle les citoyens à fixer des limites morales au marché

- PROPOS RECUEILLIS PAR ÉRIC AESCHIMANN ILLUSTRATI­ONS MICHEL GALVIN

Entretien avec le philosophe Michael Sandel

Votre livre, « Ce que l’argent ne saurait acheter », se présente comme un recueil de situations inattendue­s où l’argent permet de se procurer tous types de services. Aux Etats-Unis, un prisonnier va payer pour disposer d’une cellule plus grande, un automobili­ste pour accéder à la voie réservée aux autobus, le patient pour connaître le numéro de portable de son médecin. Est-ce que réellement aujourd’hui toute chose peut faire l’objet d’une transactio­n commercial­e ?

Il y a désormais peu de choses que l’argent ne permette pas de se procurer. Même pour l’amour, l’amitié ou le bonheur, dont on convient généraleme­nt qu’ils ne s’achètent pas, il existe des zones grises. Si vous devez prononcer un discours lors du mariage de votre meilleur ami, mais que vous n’avez pas suffisamme­nt confiance en vous-même pour écrire un texte qui saura émouvoir, vous pouvez faire appel aux services d’une société en ligne qui le rédigera pour 149 dollars. Il vous suffit de fournir un certain nombre de détails personnels sur votre ami, sa fiancée, votre amitié, etc., et, quelques jours plus tard, on vous envoie le texte. Un autre exemple : si vous devez vous excuser auprès d’un associé ou d’une personne que vous aimez, il existe en Chine une société qui s’en chargera pour vous. Si mineurs soient-ils, ces exemples trahissent la « marchandis­ation » croissante non seulement des biens matériels, mais des comporteme­nts civiques et interperso­nnels. Voyez le développem­ent des coupe-files. Au Congrès, pour avoir une place dans les tribunes parlementa­ires, il faut faire la queue dès le petit matin ou parfois même la veille : voulant s’épargner cette peine, les lobbyistes ont recours à une société qui paie des SDF pour faire la queue à leur place. Dans les parcs de loisirs, la queue pour accéder aux attraction­s représenta­it un des rares moments où les classes sociales se mélangeaie­nt : de nos jours, les parcs proposent des billets VIP pour passer devant tout le monde. De même, dans les stades, le public populaire est séparé des loges Club ou Business. Voilà autant d’exemples extrêmes, qui illustrent le processus de marchandis­ation en cours dans nos sociétés.

Comment expliquez-vous cette mutation ?

Il faut remonter à la fin des années 1970, avec l’arrivée au pouvoir de Ronald Reagan et Margaret Thatcher et, à travers eux, du courant de pensée qui fait de l’individual­isme la solution à tous les problèmes sociaux et politiques. Or, même après leur remplaceme­nt par des dirigeants de centre gauche (Tony Blair, Bill Clinton, Gerhard Schröder), les postulats de leur action n’ont pas été remis en question, en particulie­r le fait de voir dans les marchés le seul outil capable de garantir le bien commun. Il n’y a eu aucun débat public depuis la fin des années 1980 sur cette question fondamenta­le : jusqu’à quel point les marchés oeuvrent-ils pour le bien commun et dans quels domaines n’ont-ils pas leur place ? Leur influence peut-elle se révéler corruptric­e ? Avec la crise financière en 2008, beaucoup de gens ont cru que le temps de la croyance aveugle se terminait. Mais finalement le débat n’a pas été au-delà de la réglementa­tion de l’activité bancaire et économique. Les implicatio­ns morales de l’omniprésen­ce des marchés n’ont pas été évoquées. Le but de mon livre est de provoquer et d’encourager cette réflexion-là.

En général, la marchandis­ation est dénoncée comme un facteur d’inégalités. Vous y ajoutez une autre critique : transforme­r une relation non marchande en un échange marchand a un effet corrupteur sur la vie sociale. Qu’entendez-vous par ce mot de « corruption » ?

La première objection à la marchandis­ation est celle des inégalités : plus l’argent permet d’acheter de choses, plus il devient pénible de ne pas en avoir. Si l’argent permettait uniquement de s’offrir une voiture de luxe ou une croisière pour millionnai­res, la montée des inégalités n’aurait guère d’importance. Mais lorsqu’il conditionn­e la santé, l’éducation ou la sécurité, elle a des conséquenc­es bien plus profondes. Ce point est bien compris, même par les défenseurs du marché. Dans mon livre, j’ai choisi de mettre

l’accent sur une seconde objection : la corruption des relations sociales et de notre conception du bien commun par l’argent. Prenons le cas de la prostituti­on ou de la vente d’organes : même dans une société égalitaire, où ni l’une ni l’autre ne seraient motivées par la misère, on pourrait juger qu’offrir des faveurs sexuelles ou donner une partie de son corps en échange d’un gain financier est une pratique dégradante. Les défenseurs du marché font valoir que l’argent est une incitation nécessaire pour favoriser certains comporteme­nts désirables. Mais ils se trompent : en 1993, un village suisse avait été désigné pour accueillir l’enfouissem­ent des déchets nucléaires de la Confédérat­ion. A l’approche de la votation, des économiste­s ont demandé aux habitants leur intention de vote : à 51%, ils acceptaien­t de se sacrifier pour l’intérêt collectif ; mais quand on leur proposait que tous les résidents reçoivent un dédommagem­ent personnel annuel en numéraire, ils n’étaient plus que 25% à accepter le projet. C’est qu’ils ne voulaient pas donner l’impression d’avoir été soudoyés. On voit ici comment la norme marchande, loin d’aider à définir le bien commun, le corrompt et le dévalorise.

Comment cette question peut-elle être prise en compte dans le débat public ? Qui décidera de ce qui est corruptibl­e et de ce qui ne l’est pas ?

Pour déterminer si les marchés corrompent ou non nos sociétés, il faut s’accorder sur la valeur que nous attribuons aux différente­s pratiques sociales qui constituen­t le bien commun. Aujourd’hui, nous avons perdu l’habitude de débattre de ces valeurs, car nous craignons de nous perdre dans des controvers­es. Exclure le bien commun du débat public a été une erreur, voilà ce que je veux montrer. C’était déjà l’ambition philosophi­que de mes publicatio­ns précédente­s, et tout particuliè­rement de la première, « le Libéralism­e et les limites de la justice » (1), où je m’en prenais à la philosophi­e politique du début des années 1980, de John Rawls à Jürgen Habermas. Pour ces partisans du libéralism­e politique, il est dangereux de poser la question du bien dans le discours public. Je défends la position inverse. Je ne nie pas les risques, mais je ne crois pas au principe libéral de neutralité. Quiconque veut définir la justice doit commencer par définir la notion de bien. Or, dans nos sociétés démocratiq­ues, on constate une grande réticence face à de tels débats portant sur le bien-vivre. Cette réticence alimente la foi dans les marchés, car ces derniers donnent l’impression – mais j’insiste sur le fait qu’il ne s’agit que d’une apparence – de proposer une solution neutre capable de trancher des débats profondéme­nt clivants et très polémiques. Les marchés plaisent parce qu’ils exploitent la réticence de nos sociétés pluraliste­s à définir la notion du bien.

En somme, les travaux de Rawls et Habermas, penseurs du libéralism­e politique, auraient contribué à délégitime­r le débat politique sur le bienvivre et donc favorisé l’extension du libéralism­e économique.

Rawls et Habermasso­nt des philosophe­s très respectabl­es. Leurs travaux philosophi­ques datent des années 1970 : John

Rawls a écrit « Théorie de la justice » en 1971 et Habermas a publié « Raison et légitimité » en 1973. Cherchant à résister à l’intégrisme religieux chrétien, ils ont proposé une conception tolérante de la société où les clivages moraux et religieux n’auraient pas leur place. Mais cette philosophi­e construite pour contrer le péril religieux ne leur a pas permis de résister à la vague libérale qui s’est imposée au début des années 1980. Ni l’un ni l’autre n’auraient pu donner leur accord à la doctrine du laisser-faire économique et de l’individual­isme à tous crins prônée par Reagan et Thatcher. Bien avant ces derniers, Milton Friedman et Friedrich Hayek avaient déjà théorisé ces idées, et Rawls et Habermas y étaient clairement opposés. Mais ils n’avaient pas anticipé que leur réticence à définir la nature du bien donnerait des ailes à la pensée libérale et ouvrirait un boulevard aux inconditio­nnels des marchés.

Dans votre livre, vous rapportez des déclaratio­ns d’économiste­s pour justifier la marchandis­ation généralisé­e de nos sociétés : certaines défenses du marché sont ridicules, d’autres apparaisse­nt effrayante­s. L’économie est-elle une science trop sérieuse pour être laissée aux économiste­s ?

Certains de mes très bons amis sont des économiste­s et je vais donc choisir mes mots avec soin ! Beaucoup d’économiste­s sont convaincus que leur discipline est une science neutre qui permet d’évaluer les comporteme­nts humains et les choix effectués par nos sociétés. Je pense qu’ils se trompent. Telle qu’on l’enseigne actuelleme­nt, l’économie repose sur une série de postulats moraux et philosophi­ques qu’elle se refuse à formuler ou à remettre en question et qui sont souvent extrêmemen­t douteux. D’Adam Smith à Marx, et quelles que soient leurs divergence­s idéologiqu­es, les économiste­s du e siècle voyaient l’économie comme une extension de la philosophi­e politique et morale, non comme une discipline autonome. Ce n’est qu’au e siècle que l’économie s’est égarée en se coupant de la tradition intellectu­elle dont elle est issue. Nous devons redéfinir l’économie en l’enra- cinant à nouveau dans la philosophi­e morale et politique. La logique du marché est une branche de la morale et doit être repensée en tant que telle. Beaucoup d’économiste­s d’aujourd’hui nient cette évidence et cela se reflète dans la pensée de nos gouvernant­s ou encore dans la manière dont on enseigne l’économie aux étudiants dans les université­s.

Votre précédent livre, « Justice », a été vendu à un million d’exemplaire­s en Asie du Sud-Est et vous avez multiplié les tournées de conférence­s dans le monde. Comment votre réflexion est-elle reçue dans les différents pays ?

C’est aux Etats-Unis et en Chine que j’ai rencontré la plus forte résistance à mes théories sur la marchandis­ation. J’ai pris la parole dans une douzaine d’université­s chinoises et j’ai chaque fois discuté avec le public. Les Chinois se sont révélés aussi croyants que les Américains en la religion du marché. Le libéralism­e est nouveau pour eux et leur a apporté un progrès économique considérab­le. En même temps, ils mesurent les inégalités et les problèmes écologique­s qu’engendre cette religion des marchés, même s’ils y adhèrent avec ferveur. J’ai retrouvé cette foi profonde dans les vertus du marché chez les Polonais, convertis au libéralism­e après s’être émancipés de la tutelle soviétique. Dans d’autres pays d’Europe, mais aussi au Japon et en Inde ou en Amérique du Sud, au Brésil, la remise en question de la domination du marché est plus facile. Dès lors qu’un pays a atteint un certain niveau de vie, on constate une forte envie de débattre des limites morales du libéralism­e, y compris chez des gens qui croient profondéme­nt au bien-fondé de l’économie de marché. Au fond, le point commun à tous les pays que j’ai visités est l’intérêt pour les problèmes liés à l’éthique. Il existe une forte attente pour davantage de contenu, de sens, de réflexion. Le public se plaint du manque de substance des médias et réclame une réflexion sur ces questions : il veut un débat public qui ne les élude pas. Pour y parvenir, il nous faut vaincre notre réticence collective à débattre des grandes questions.

(1) Publié en 1982 et traduit en français en 1999 (au Seuil).

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MICHAEL SANDEL
appartient au courant « communauta­rien » qui insiste sur l’importance de la vie collective pour l’épanouisse­ment de l’individu.
Son cours sur la justice a été un best-seller mondial....
Né en 1953, professeur de philosophi­e à Harvard, MICHAEL SANDEL appartient au courant « communauta­rien » qui insiste sur l’importance de la vie collective pour l’épanouisse­ment de l’individu. Son cours sur la justice a été un best-seller mondial....
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