L'Obs

NOUVELLE VAGUE

Ils n’ont pas 40 ans, et ce sont les Woody Allen et Steven Spielberg de demain. De Damien Chazelle (“Whiplash”) à J. C. Chandor (“A Most Violent Year”), voici le club des cinq cinéastes américains les plus prometteur­s

- NICOLAS SCHALLER, AVEC FRANÇOIS FORESTIER

La relève du cinéma américain

Vous n’en pouvez plus des super-héros, des blockbuste­rs pour geeks et des nanars à 100 millions de dollars ? N’ayez crainte, le cinéma d’auteur américain bouge encore. Marathon des oscars et des autres récompense­s annuelles oblige, les trois mois qui viennent verront les sorties d’« Inherent Vice » de Paul Thomas Anderson, du nouveau Michael Mann ou du dernier Clint Eastwood. Mais il y aura aussi une poignée d’excellents films signés par de jeunes francs-tireurs ambitieux et intransige­ants. Ils prennent la relève de Woody Allen, 79 ans, de Martin Scorsese, 72 ans, ou de David Fincher, 52 ans… La preuve par cinq.

CHAZELLE, LE NOUVEAU BOB FOSSE

Comment un type si jeune aux airs de premier communiant a-t-il pu pondre un film pareil ? Dans « Whiplash » (sortie le 24 décembre), Damien Chazelle, 29 ans, met en scène la relation entre Andrew, un apprenti batteur de jazz, et son prof retors et cruel au sein d’une prestigieu­se école de musique. Un rapport quasi SM qu’il mène à la baguette. « Il y a eu beaucoup de films sur la musique, mais sur la peur, la brutalité physique qu’elle peut engendrer, je n’en avais jamais vu », remarque Chazelle. Pour préparer le sien, il n’a pris pour modèle ni « l’Homme au bras d’or », avec Sinatra en batteur héroïnoman­e, ni « The Gene Krupa Story », biopic sur le célèbre batteur de Benny Goodman. « J’ai plutôt regardé des films de Scorsese, Peckinpah, Leone, Fincher. » On comprend mieux pourquoi les scènes de concert et de répétition entre musiciens ressemblen­t à des duels à mort.

Film musical, d’horreur ou thriller ? Chacun voit « Whiplash » à sa façon. Son suspense, l’implacable tension qui s’en dégage sont directemen­t inspirés de l’expérience vécue par le réalisateu­r lorsque, entre 14 et 18 ans, il suivit des cours de batterie au lycée

sous la houlette d’un enseignant tyrannique. « J’en cauchemard­e encore. Je savais que je ne voulais pas en faire mon métier, et pourtant la batterie était devenue une obsession. Je tenais à impression­ner mon prof, rien n’était plus important pour moi. » Dans les années 1970, Bob Fosse remettait au goût du jour la comédie musicale, genre alors moribond. Chazelle témoigne d’une ambition proche. Il y a d’ailleurs dans les clairs-obscurs de « Whiplash » et dans son montage pulsatif des échos du « All That Jazz » de Fosse, autre film sur un artiste malade de son art qui confond perfection­nisme et autodestru­ction.

La discipline, Chazelle connaît. Son père, français, enseigne les maths, sa mère, américaine, l’histoire. Lui grandit aux EtatsUnis et étudie le cinéma à Harvard. Après son film de fin d’études, « Guy and Madeline on a Park Bench », une comédie musicale en noir et blanc mâtinée de cinéma-vérité, il gagne sa vie comme script doctor tout en essayant de monter « Whiplash ». « Un scénario avec du jazz et de la batterie, per

sonne ne le lit à Hollywood. » Pour convaincre les financiers, Chazelle tourne une des scènes du script et en tire un courtmétra­ge, lauréat du prix du jury en 2012 au Festival de Sundance. Un an plus tard, il revient à Sundance avec le longmétrag­e et remporte le grand prix et le prix du public. Depuis, il a triomphé à Cannes, Valladolid, Deauville. Nouvelle coqueluche du cinéma indépendan­t, Chazelle est pressenti pour réaliser le biopic sur Armstrong – Neil, l’astronaute, et non pas Louis, le trompettis­te, comme on aurait pu s’y attendre – et prépare le tournage imminent de « La La Land ». Emma Watson et Miles Teller (Andrew dans « Whiplash ») y chanteront et danseront dans les rôles d’une actrice et d’un pianiste dont le couple est menacé par l’évolution de leurs carrières. Soit l’air du « New York, New York » de Scorsese réorchestr­é de nos jours à Los Angeles « à la manière de

Jacques Demy et Michel Legrand » .

CHANDOR, LE NOUVEAU LUMET

La mine narquoise, le regard acéré, les mains agiles pendant la conversati­on, J. C. Chandor est un kid survolté, heureux – si heureux ! – de faire du cinéma. Dès son premier film, il avait averti :

« Bientôt, je me vendrai au plus orant. » C’était pour rire. Il n’en a rien fait. Son nouveau film, « A Most Violent Year », est exceptionn­el : s’y entremêlen­t des thèmes qui le hantent. La survie, la mobilité sociale, la di culté de rester intègre, la violence, autant de fils conducteur­s que J. C. (il ne consent pas à être nommé Jerey McDonald Chandor) tricote dans son film. En 1981, année pendant laquelle se déroule son histoire, le cinéaste avait 8 ans : pourtant, il se souvient de l’atmosphère de danger qui régnait sur New York. « C’était comme une odeur d’incendie. On savait qu’il fallait

faire attention… » Tout commence par une attaque de camion de fuel sur l’autoroute, tout se termine par du sang dans la neige sale. Avec une puissance extraordin­aire, J. C. Chandor raconte la lutte d’un jeune entreprene­ur, tenté par la violence, traqué par le FBI, mis sous pression par la mafia, cerné par une corruption rampante. Comme dans ses deux films précédents, « Margin Call » (2011) et « All Is Lost » (2013), le réalisateu­r privilégie une mise en scène classique pour une histoire qui ne l’est pas. Après avoir analysé l’écroulemen­t du système financier et le naufrage d’un navigateur solitaire, Chandor observe ici – avec tendresse – un homme au bord du gou re. C’est que le cinéaste aime voir ses personnage­s danser sur la lèvre d’un volcan.

« Pendant dix ans, j’ai appris mon métier en réalisant des publicités. Je n’en pouvais plus », dit-il. Fils d’un trader de Merrill Lynch, il a fait des études sans but, avant de comprendre, en 1996, quel était son horizon. « Je regardais deux types assis sur un banc, de l’autre côté de la rue, se disputer à propos de quelque chose. J’ai saisi, à ce moment-là, que l’essence de la dramaturgi­e, c’est ça. La technologi­e d’“Avatar” ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéresse, c’est l’électricit­é des relations humaines. » Ainsi, il peut re-revoir « Douze Hommes en colère » de Sidney Lumet, mais s’ennuie à mourir devant les « Men in Black ». La vie est un jeu de go, dit-il, où se consument les passions. Il admire Scorsese et Eisenstein, pour des raisons di érentes. L’un, pour sa flamme ; l’autre, pour son génie tragique.

A la fin, inattendue, de « A Most Violent Year », un homme meurt, devant une cuve de mazout. La neige du New Jersey se teinte de rouge. Le fleuve boueux, derrière, coule devant les gratte-ciel de Manhattan. Une balle a percé la cuve. Le témoin s’avance, et, avant d’appeler la police, colmate la fuite avec un Kleenex. C’est un détail, mais il est poignant et parfait. Le sang, le fuel, le ciel gris, la neige craquante : c’est la fin d’une année violente. C’est aussi l’apparition d’un cinéaste d’enfer, passionné par les lâchetés et l’amère lucidité des hommes.

MITCHELL, LE NOUVEAU CARPENTER

Le premier film de David Robert Mitchell, « The Myth of the American Sleepover », passé inaperçu au point de sortir directemen­t en DVD en France, était beau. Son second, « It Follows » (sortie le 4 février), est un choc. Dans une banlieue standardis­ée de Detroit, un mal inconnu circule parmi les adolescent­s. Un virus qui se transmet en couchant et que contracte la jolie Jay. La voici sous l’emprise d’une menace étrange, traquée par des individus qui la pourchasse­nt tels des zombies mais qu’elle seule peut distinguer. Imaginez un tueur qu’on ne voit pas poursuivan­t des victimes qui se débattent dans le vide. L’idée est casse-gueule, le film, un petit chef- d’oeuvre, entre le film d’horreur et la chronique adolescent­e. Rien n’y est expliqué, pas même l’allégorie du virus, ouverte à toutes les interpréta­tions. Est-ce le sida, le puritanism­e, la peur du sexe, celle de devenir adulte… ?

Fin observateu­r des tourments adolescent­s, David Robert Mitchell les met en scène avec une sensualité qui rappelle le cinéma de Sofia Coppola. S’ajoutent, dans « It Follows », une multitude d’autres influences – de John Carpenter à Roman Polanski, de « la Féline » de Tourneur à « Blue Velvet » de Lynch – qu’il réinvente magistrale­ment. Son film est un songe éthéré et terrifiant dont on n’a pas fini de sonder les mystères. « L’idée de départ m’est venue d’un cauchemar récurrent que je faisais vers l’âge de 10 ans », raconte le cinéaste. C’est d’ailleurs dans le quartier de son enfance qu’il a tourné. Et pour des clopinette­s. « Il est très dur de s’en sortir pour un jeune cinéaste

indépendan­t », confesse-t-il. Rassurons son banquier : grâce à « It Follows », les studios se sont enfin mis à le traquer.

ROSS PERRY, LE NOUVEAU ALLEN

Avec sa silhouette molle et sa voix traînante de nerd sou reteux,

Alex Ross Perry a tout pour agacer. Dans « The Color Wheel », archétype de film indépendan­t new-yorkais carburant aux personnage­s névrosés et aux dialogues sarcastiqu­es, dont il était à la fois acteur et réalisateu­r, il fallait un certain temps pour se faire à sa présence. Se révélaient alors un vrai talent d’écriture et un goût certain pour les belles actrices. On retrouve ces ingrédient­s transfigur­és dans le remarquabl­e « Listen Up Philip » (sortie le 21 janvier), où il a la bonne idée de ne pas jouer. Jason Schwartzma­n, le cousin de Sofia Coppola, y incarne un jeune romancier pétri d’arrogance que son idole, sorte de Philip Roth misogyne (interprété par Jonathan Pryce), prend sous son aile. Les écrivains ont des vestes en tweed et glosent autour d’un bon verre de vin rouge, la voix o est littéraire, la caméra, à l’épaule. Le cinéaste assume les clichés. S’il fait mine d’emprunter des chemins balisés – on pense bien sûr à Woody Allen, pas mal à Rohmer –, c’est pour mieux nous surprendre et imposer au final un ton très personnel, plus féroce et profond que foncièreme­nt drôle. Chez Alex Ross Perry, comme chez Philip Roth, les hommes sont des Narcisses puérils et égoïstes, séducteurs de femmes qu’ils ne comprendro­nt jamais.

NICHOLS, LE NOUVEAU SPIELBERG

S’il fallait choisir un chef de file à cette nouvelle génération de cinéastes américains, ce serait lui. Je Nichols a révélé Michael Shannon, acteur géant – dans tous les sens du terme. Surtout, il s’est imposé comme le peintre inspiré du sud rural de l’Amérique qu’il filme comme un éden enfoui et à travers le prisme du cinéma de genre. On l’avait pris un peu hâtivement, après « Shotgun Stories », pour un disciple de Terrence Malick. On a compris, avec « Take Shelter » et « Mud », remakes déguisés de « Rencontres du troisième type » et d’« E.T. », qu’il y avait du Spielberg dans son regard sur l’enfance et la cellule familiale. On trépigne à l’idée de découvrir son quatrième film, « Midnight Special », road-movie de science-fiction sur un père et son fils doté de pouvoirs surnaturel­s, avec Michael Shannon et Kirsten Dunst. Rendez-vous le 25 novembre 2015, après un passage probable par le Festival de Cannes.

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Jason Schwartzma­n dans « Listen Up Philip ». Jessica Chastain et Oscar Isaac dans « A Most Violent Year ».

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