L'Obs

L’ILLUSION ALLEMANDE

Marcel Fratzscher, nouvelle star de l’économie outre-Rhin, a publié un essai très critique sur les performanc­es de l’Allemagne et explique pourquoi son pays a tort de ne pas soutenir davantage l’Europe

- PROPOS RECUEILLIS PAR ODILE BENYAHIA-KOUIDER ILLUSTRATI­ON JOCHEN GERNER

Entretien avec l’économiste Marcel Fratzscher

Alors que l’Europe considère l’Allemagne comme un modèle, vous fustigez dans votre essai les illusions allemandes et en premier lieu les mauvais résultats de la croissance. N’est-ce pas une thèse osée ?

Les individus ont souvent une mémoire sélective. Certes l’Allemagne a mieux traversé la crise que les autres pays européens. En dix ans, le chômage a reculé de 12% à 6,7% (de 5 millions à 2,7 millions de chômeurs), le renforceme­nt de la compétitiv­ité a favorisé les exportatio­ns et le budget a été consolidé. Mais ces trois succès ont des revers. En réalité, lorsque l’on regarde les chiffres dans une plus longue perspectiv­e, on s’aperçoit que l’Allemagne a un grave problème de croissance. Depuis l’an 2000, la croissance française cumulée a été de 2% supérieure à celle de l’Allemagne. Par ailleurs, cette dernière a créé beaucoup d’emplois, mais dans des secteurs précaires. Beaucoup de gens employés à temps partiel aimeraient travailler davantage. Quant aux salaires réels, ils ont diminué pour 16% de la population. Cela pose des problèmes d’inégalités et de retraites.

Est-ce que la perspectiv­e d’une population en déclin vous paraît être une bombe à retardemen­t ou n’est-ce pas finalement un avantage d’avoir à terme moins d’emplois à créer ?

L’évolution démographi­que allemande posera problème dans cinq à dix ans quand les premières génération­s n’ayant pas travaillé à temps plein partiront à la retraite. Pour le moment nous avons atteint le chiffre record depuis la fin de la guerre de 43 millions de personnes actives en Allemagne, notamment grâce à l’augmentati­on de la main-d’oeuvre immigrée. Personnell­ement je suis peu inquiet sur la question démographi­que parce que l’important n’est pas le chiffre de la croissance en soi, mais la croissance par tête d’habitant. La croissance allemande sera globalemen­t inférieure à cause de la diminution de la population mais cela ne signifie pas que la prospérité baissera dans les mêmes proportion­s.

Qu’est-ce que le gouverneme­nt allemand aurait dû faire selon vous pour stimuler davantage la croissance ?

La thèse centrale de mon livre c’est que la faiblesse de la croissance vient du manque d’investisse­ment public et privé. En Allemagne, il faudrait investir chaque année 10 milliards d’euros dans les infrastruc­tures unique- ment pour les maintenir en l’état. Je ne parle pas de la création d’un nouveau tracé de train rapide, mais bien de maintenanc­e. Or l’introducti­on de la règle d’or a fait émerger l’idée qu’il fallait épargner et en tout cas limiter les dépenses. Résultat : même les communes qui ont des budgets excédentai­res préfèrent garder leur argent. Et l’Etat fédéral, qui a le pouvoir de distribuer de l’argent aux communes pour des objectifs précis, comme construire des crèches, a choisi de dépenser chaque année 10 milliards d’euros supplément­aires pour le retour de l’âge légal de la retraite de 67 à 63 ans et pour financer la retraite des mères au foyer.

On sait que la priorité de la chancelièr­e Angela Merkel et de son ministre des Finances Wolfgang Schäuble était de parvenir à l’équilibre budgétaire. Quelle influence le SPD, qui fait partie de la coalition gouverneme­ntale, peut-il exercer ?

Dans le contrat de coalition de novembre 2013, les chrétiens-démocrates (CDU et CSU) et les sociaux-démocrates (SPD) se sont accordés pour parvenir à l’équilibre budgétaire. Le SPD est lié par cet engagement. Pour ma part, je considère que c’est une erreur. Bien entendu, il est important de réduire les dettes. Mais il faut le faire quand l’économie se porte bien. Or l’erreur fondamenta­le de l’Allemagne est de se comporter comme si tout allait bien. Depuis 2008, on a connu une croissance annuelle de 0,6 à 0,7%. Ce n’est pas ce que l’on peut appeler une performanc­e économique !

Dans votre livre « Die Deutschlan­d-Illusion » vous dites avoir quitté à l’âge de 21 ans une Allemagne qui n’avait pas confiance en elle et avoir retrouvé vingt ans plus tard un pays très content de lui. Comment l’expliquez-vous ?

La réunificat­ion a été une phase difficile. Le pays a dû entamer un processus de réflexion sur lui-même : qui sommes-nous, nous les Allemands ? Cette discussion a abouti à une forme de nombrilism­e. A la fin des années 2000, l’Allemagne était très critique envers elle-même. C’était l’homme malade de l’Europe, un pays peu dynamique sur le plan économique. Puis on a commencé à faire les réformes et on s’est aperçu que c’était faisable. Les dernières années, l’Allemagne, redevenue l’économie la plus stable de la zone euro, a retrouvé confiance en elle. C’est une bonne chose, mais cela peut aussi rendre arrogant et aveugle.

Cela explique-t-il la résurgence du sentiment d’une domination de l’Allemagne sur l’Europe telle que l’a décrite le sociologue Ulrich Beck dans son ouvrage « Non à l’Europe allemande » ?

Croire que l’Allemagne n’a pas besoin de l’Europe, c’est aussi une illusion. L’Allemagne a massivemen­t profité de l’Europe entre 2003 et 2008. Si elle a pu redresser son économie, c’est grâce aux réformes, mais aussi parce que l’essentiel de ses exportatio­ns allait vers les pays de la zone euro qui se portaient bien à l’époque. Maintenant c’est l’inverse. Je souhaitera­is que l’Allemagne fasse davantage d’efforts pour renforcer sa propre croissance et créer une dynamique pour l’ensemble de l’Europe. Une grande partie des exportatio­ns allemandes sont alimentées par des importatio­ns de prestation­s de la zone euro, et donc aussi de la France qui est le principal partenaire de l’Allemagne. Les Allemands doivent comprendre que nous sommes tous dans le même bateau.

Le plan d’investisse­ment présenté par Jean-Claude Juncker correspond-il à vos attentes ?

C’est toujours facile de dire : c’est trop peu, c’est trop tard… Pour moi le plan contient tous les éléments nécessaire­s à une véritable offensive. Attirer les investisse­ments privés, c’est la clé pour plus de croissance en Europe. Même si l’on atteint seulement la moitié ou même un tiers du projet initial de 315 milliards d’euros, ce sera déjà quelque chose ! Ce premier pas n’exclut pas que les pays membres injectent de l’argent. J’espère que le gouverneme­nt allemand apportera sa pierre à l’édifice. Un effort de 10 milliards d’euros suffirait à multiplier les possibilit­és d’investisse­ment par dix. Il faut identifier les bons projets, mettre l’accent sur les PME et éviter la bureaucrat­ie. Maintenant c’est aux politiques de mettre toute leur énergie pour faire de ce plan une réussite.

Avez-vous confiance dans la capacité de la France à mettre en oeuvre ses réformes ?

Je trouve que le gouverneme­nt français a un problème de crédibilit­é. Le parallèle entre la France d’aujourd’hui et l’Allemagne d’il y a quinze ans est frappant. En 2000, le SPD était au pouvoir depuis deux ans. Il avait remporté les élections après des années de politique conservatr­ice. Il a d’abord fait l’erreur d’augmenter les impôts – comme Hollande l’a fait au début – et puis il s’est aperçu que cela ne servait à rien. Alors en 2002 le gouverneme­nt rouge-vert, réélu de justesse, s’est retrouvé le dos au mur. La pression était tellement forte qu’il ne pouvait s’en sortir qu’en faisant des réformes courageuse­s. On dit que Schröder a perdu les élections de 2005 à cause de l’Agenda 2010. C’est totalement faux. On oublie qu’à l’époque le SPD a obtenu 34,3% des voix alors qu’aujourd’hui les intentions de vote oscillent entre 23 et 26%. François Hollande a le choix entre ne rien faire et il perdra à coup sûr les prochaines élections ou bien faire de vraies réformes susceptibl­es de remettre l’économie sur les rails et alors il a encore une chance d’être réélu en 2017. Le principal mérite de l’Agenda 2010 a été d’obliger les politiques et les syndicats à penser autrement. En France aussi il faudrait sacrifier un symbole pour prouver que le gouverneme­nt prend les réformes au sérieux, comme les 35 heures par exemple. La crédibilit­é ne se gagne que lorsqu’on fait de grandes réformes qui sont visibles et qui changent les mentalités. Pour le moment, le gouverneme­nt français ne fait que des petits pas.

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