L'Obs

ADIEU À KANT

Notre connaissan­ce peut-elle être absolue ou dépend-elle des limites de l’esprit humain ? Le débat vient d’être relancé par un nouveau courant, les “réalistes”. Catherine Malabou analyse leur position et ne cache pas ses réserves

- PAR MICHAËL FOESSEL, PHILOSOPHE

Les « réalistes », un nouveau courant philosophi­que

A la fin du e siècle, Kant opère une révolution philosophi­que : il démontre que le savoir est une relation indémêlabl­e entre le sujet qui observe et l’objet qui est observé. Les formes de nos perception­s et les catégories de notre entendemen­t (qu’il appelait « transcenda­ntales ») limitent notre connaissan­ce. Le savoir absolu, indépendan­t de la contingenc­e humaine, n’est tout simplement pas possible, car notre conscience et le monde fonctionne­nt en corrélatio­n. C’est ce « corrélatio­nnisme » qui a assuré à Kant l’essentiel de sa postérité. Non sans faire des victimes collatéral­es : d’abord, l’idée du monde « en soi », dont il est devenu par définition impossible de rien dire ; la seconde victime du corrélatio­nnisme étant Dieu, qu’aucun savoir rationnel ne pourra jamais atteindre.

Jusqu’à Derrida, la philosophi­e européenne s’est placée dans cet horizon : les choses n’ont de consistanc­e que d’être vues, pensées, imaginées, voulues ou interprété­es. C’est avec ce schéma qu’on nous invite pourtant à rompre aujourd’hui, pour revenir à la métaphysiq­ue et admettre que le monde existe bel et bien sans nous. Le catastroph­isme contempora­in, qui anticipe un monde d’où l’humanité aurait disparu, est un puissant facteur de ce retour : si le réel doit nous survivre, c’est qu’il a une consistanc­e en soi. Bref, contrairem­ent à ce que l’on dit souvent, il se passe quelque chose en philosophi­e, et cet événement a toutes les allures d’un adieu à Kant.

C’est dire l’utilité du livre de Catherine Malabou, qui tente un premier état des lieux critiques de ce « nouveau réalisme ». L’auteur examine d’abord les neuroscien­ces qui abandonnen­t la thèse kantienne selon laquelle les conditions de la pensée se trouvent dans l’esprit. Si l’on admet que le savoir est un processus neuro-cérébral, la pensée se laisse expliquer matérielle­ment, et il n’est plus besoin de faire appel à une corrélatio­n entre la conscience et les choses. A cela, l’auteur objecte que les neuroscien­ces peuvent expliquer la connaissan­ce comme processus, mais pas comme événement ; elles peuvent décrire les tuyaux, mais non le résultat de la machinerie cérébrale. Penser, c’est rencontrer le monde de manière singulière, et aucun mécanisme cérébral ne viendra à bout de cette expérience (même si, souligne Malabou, les récentes expérience­s montrent que le cerveau a son propre lien avec le monde).

Plus encore que les neuroscien­ces, ce livre cible le « réalisme métaphysiq­ue » qui fait florès aujourd’hui, que ce soit à travers « Après la finitude », l’ouvrage important du jeune philosophe Quentin Meillassou­x, ou, de façon plus anecdotiqu­e, l’essai à succès de l’Allemand Markus Gabriel « Pourquoi le monde n’existe pas ». Tous deux contresign­ent l’acte de décès de Kant et de toute la pensée européenne moderne en revendiqua­nt à nouveau le droit d’accéder au savoir absolu. Les nouveaux réalistes ne veulent plus tracer les limites du savoir humain. Derrière la corrélatio­n entre le sujet et l’objet, ils voient une apologie de la finitude et de l’ignorance, presque une religion superstiti­euse. Il faudrait désormais tourner la page des précaution­s kantiennes et saisir le monde tel qu’il est en soi, sans nous ; le penser depuis une sorte de « demain » post-apocalypti­que où l’homme aura disparu.

Malabou ne cache pas sa réserve face à ce programme d’émancipati­on métaphysiq­ue. Pour elle, nous n’en avons pas encore fini avec le sujet et la question des limites. Nous n’en avons surtout pas fini avec nous-mêmes, malgré les injonction­s à nous projeter dans un réel post-humain. « Qu’est-ce que l’homme ? » était la question ultime de Kant. Malabou y apporte sa pierre en explorant la « plasticité » du sujet de la connaissan­ce, qui, loin d’être abstrait, est en perpétuel débat avec l’histoire et avec la vie. Cela semble plus prometteur que de se perdre dans un hypothétiq­ue Réel interstell­aire.

Titulaire de la chaire de philosophi­e de l’Ecole polytechni­que, Michaël Foessel est conseiller de la rédaction de la revue « Esprit ».

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« Avant demain.
Epigénèse
et rationalit­é » (PUF, 352 p., 21 euros) est le nouvel ouvrage de la philosophe
CATHERINE MALABOU.
Professeur à l’université de Kingston, dans la banlieue de Londres, elle a été une élève
de Derrida avant...
Emmanuel Kant. « Avant demain. Epigénèse et rationalit­é » (PUF, 352 p., 21 euros) est le nouvel ouvrage de la philosophe CATHERINE MALABOU. Professeur à l’université de Kingston, dans la banlieue de Londres, elle a été une élève de Derrida avant...

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