L'Obs

DOCUMENTAI­RE

- PASCAL MÉRIGEAU

Duch, le tortionnai­re khmer rouge

Leur première rencontre s’était mal passée. Pour tout dire, ils s’étaient « frités ». C’était à Marseille, lors du festival Sunny Side of the Doc, en 2004, et ils n’étaient pas d’accord sur le sens et la fonction du documentai­re. Si bien que lorsque Régis Wargnier a approché Rithy Panh pour lui parler de son projet d’adapter « le Portail », le livre de François Bizot sur son expérience au Cambodge, c’est à pas comptés qu’il s’est avancé. D’autant que Rithy Panh, survivant du génocide perpétré par les Khmers rouges, où sa famille a disparu, n’a pas seulement consacré plusieurs films et livres majeurs à cette période : il a également filmé Duch dans sa prison. Duch, le responsabl­e de S21, cette école de Phnom Penh transformé­e par les Khmers rouges en centre de torture. Duch, le geôlier de François Bizot, qui fut son prisonnier en 1971. Duch, dont Régis Wargnier envisageai­t de confier le rôle à un acteur tout en sachant que, dans son film « l’Image manquante », Rithy Panh ne s’était pas résolu à faire incarner les membres de sa famille par des comédiens : « Il a utilisé des figures

d’argile, dit Wargnier. Alors, représente­r Duch, face à qui il avait passé des heures, risquait fort de le heurter. »

De son côté, Rithy Panh se souvient de ses réserves : « Je n’avais aucune raison de m’associer à ce projet, ne serait-ce que parce que “le Portail” m’avait mis mal à l’aise : j’aime bien tout ce qui se passe à l’ambassade de France, mais je ne suis pas d’accord du tout avec ce que Bizot montre de la relation entre l’otage et le geôlier, entre la victime et le bourreau. Pour Bizot, que l’on soit victime ou bourreau est une question de circonstan­ces, les rôles sont échangeabl­es. Je pense le contraire, je sais que jamais je n’aurais pu devenir un bourreau. Quand Régis Wargnier est venu me trouver, j’ai découvert quelqu’un de di érent de l’image que j’avais de lui. Surtout, il avait très envie de raconter cette histoire, et je lui ai dit que je ferais tout mon possible pour lui faciliter les choses au Cambodge. Pourtant j’avais encore des doutes, nourris de mon expérience des cinéastes étrangers venus travailler au Cambodge : pour les scènes du camp, je ne pensais pas que Régis tiendrait le coup pendant plusieurs semaines dans la jungle, et j’avais conseillé au directeur de production de prévoir, en douce, un plan B, une solution d’hébergemen­t plus conforme aux habitudes occidental­es. Mais Régis a tenu. Je ne suis venu sur le tournage que le premier jour, et quand j’ai vu comment il se comportait avec l’équipe cambodgien­ne, j’ai su que c’était gagné. »

Gagné aussi parce que Wargnier a placé face à Raphaël Personnaz, qui joue Bizot, l’homme idéal pour incarner le terrible Duch. Mieux qu’un acteur, un témoin direct : « C’est Kompheak Phoeung, un écrivain, poète, professeur de littératur­e française qui, durant le procès de Duch, a traduit ses propos pour la cour. Pendant huit mois, il a eu Duch dans l’oreille. C’était très courageux de sa part d’accepter d’incarner

Portrait de Duch, le tortionnai­re khmer

rouge, par Régis Wargnier, le cinéaste français du “Temps des aveux”, avec l’aide

de Rithy Panh, le réalisateu­r de “S21”

le bourreau à l’écran. Il nous a beaucoup aidés, sa connaissan­ce de la personnali­té de Duch lui permettait de corriger certains détails et des anecdotes qu’il nous a racontées se sont retrouvées dans le film : c’est lui qui nous a dit par exemple que Duch n’assistait pas aux séances de torture “chaude”, qu’il laissait cela à ses assistants et sortait de la pièce. »

Dès lors, Rithy Panh a été aux côtés de Régis Wargnier : « Quand Régis m’a demandé s’il lui serait possible de filmer Phnom Penh vidé de ses habitants par les Khmers rouges, je lui ai dit non, la ville ne ressemble plus du tout à ce qu’elle était en 1975. En revanche, on pouvait essayer à Battambang [près de la frontière avec la Thaïlande, où furent filmées aussi les scènes de l’am

bassade]. Il m’a dit qu’il lui fallait quatre ou cinq heures, je suis allé trouver le gouverneur, les commerçant­s, qui sont plusieurs centaines, et voilà, à mes yeux ces scènes comptent parmi les plus belles du film. » Régis War

gnier : « L’apport de Rithy ne s’est pas limité à cela. Dans l’histoire du film, il y eut une phrase clé, qu’il prononça un jour dans sa salle de montage, à Paris : j’avais du mal à réunir le financemen­t, je commençais à douter, et Rithy m’a dit de ramasser tout ce que je pouvais et de venir au Cambodge, que là-bas on s’arrangerai­t toujours. Il avait raison, et l’économie a décidé aussi de ce que serait le film. » Et lorsque Wargnier a dit qu’il présentera­it le film à Phnom Penh avant la sortie française, « là encore il a tenu parole ».

En novembre, en effet, Régis Wargnier est revenu au Cambodge pour montrer « le Temps des aveux ». Pas forcément à son aise, mais rassuré par la réaction de Rithy Panh, qui avait découvert le film à Paris : « Ma démarche est à l’opposé de celle de Rithy, j’ai donc été surpris et très heureux qu’il aime le film. Je savais que les spectateur­s cambodgien­s redoutaien­t que le regard porté sur leur histoire ne soit ou trop dur ou trop aimable. Leur réaction après la projection m’a rassuré. Et les gens se sont précipités pour féliciter Kompheak Phoeung, à double titre l’interprète de Duch. » Ce dernier a été condamné le 3 février 2012 à la prison à perpétuité pour « meurtres, tortures, viols et crimes contre l’humanité ». Un monstre ? La réponse appartient à Rithy Panh qui a longuement interviewé dans sa cellule le « maître des forges de l’enfer » : « S’il était un monstre, il n’y aurait eu aucune raison de le juger. »

« Le Temps des aveux », par Régis Wargnier, actuelleme­nt en salles.

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Au tribunal internatio­nal et cambodgien pour les crimes de guerre, le 24 novembre 2009.
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Kompheak Phoeung, traducteur de Duch au procès, incarne ce dernier à l’écran.

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