L'Obs

REPORTAGE

Avec la Vogue Fashion Dubai Experience, la “ville-mall” a montré toutes ses ambitions futures

- ANTOINE MARFA

Dubai, future capitale de la mode ?

L e jour où j’ai eu ma première machine à coudre, j’étais aussi heureuse qu’un garçon qui va conduire une Ferrari pour la première fois. » Rheem al-Kanhal, 28 ans, a une lueur de défi dans le regard quand elle prononce ces mots. Cette fashion designer saoudienne sait qu’elle va devoir se battre si elle veut aller plus loin. A Riyad, où elle montre son visage découvert, elle s’est débattue contre la rumeur dans les rues aux alentours de son domicile. Ses parents l’ont toujours soutenue, mais ce qui n’a pas empêché ses copines d’étude de la charrier : « C’est joli tes vêtements, mais tu ne vas quand même pas travailler. » Aujourd’hui, cette femme, mère de deux enfants, rêve de vendre ses créations en Europe et de croiser à Paris ceux qu’elle admire, Haider Ackermann en tête. Sélectionn­ée avec une vingtaine d’autres couturiers venus du monde entier pour la Vogue Fashion Experience de Dubai, le mois dernier, elle a pu exposer sa collection à la presse internatio­nale. Chacune des pièces présentées a été cousue avec une amie. Sa ligne, aussi

artisanale soit-elle, a de l’allure. Beaucoup d’allure. De la sobriété aussi, donnée assez rare sous ces latitudes. Ses vêtements inspirés des habits traditionn­els dégagent cette fluidité qu’on retrouve dans le sportswear chic. Ses références culturelle­s sont là, arborées dans ces capuches XXL, mais toujours dans l'optique d’un point de rencontre entre Orient et Occident. Au fil de la conversati­on, on comprend mieux sa fierté a chée, ses yeux noirs de combattant­e. « Je vais me

battre, je suis une femme fière, indépendan­te. » Rheem al-Kanhal s’inspire des magazines de mode occidentau­x sur les réseaux sociaux, mais n’a pas le droit d’imprimer de lookbook (photograph­ier des femmes est interdit dans son pays), du coup elle passe par Instagram pour montrer ses collection­s. Et grâce à ce tremplin internatio­nal, ses créations étaient en vente dans une des boutiques du Dubai Mall, le plus grand, le plus délirant et le plus hallucinan­t du monde.

C’est au coeur de ce vaste paradis artificiel du shopping qu’on eut lieu les défilés d’une vingtaine de designers, venus aussi bien d’Australie que de Russie, tous

sélectionn­és par la gracieuse et cérébrale Franca Sozzani, patronne de « Vogue » Italie. L’enjeu : les aider d’abord à sortir de leurs travers folkloriqu­es, les accompagne­r ensuite dans leur organisati­on et dans leur production. « On parle sans arrêt des jeunes qui arrivent, mais la plupart du temps on les laisse tomber

comme de vieilles chaussette­s » , explique la rédactrice en chef. Les collection­s présentées sur les coursives des étages supérieurs, une foule de consommate­urs se presse. Une femme voilée vérifie son maquillage dans la coque miroir de son iPhone. Une autre mitraille pour son Instagram. Karolina Kurnikova, la top russe, provoque des embouteill­ages dans le mall.

Dubai est devenue en moins de vingt ans un gigantesqu­e hub défiscalis­é où l’Europe, l’Afrique, l’Inde, la Russie et la Chine viennent faire des affaires et du shopping. L’homme qui en grande partie a construit cette ville, ses tours et la Burj Khalifa (l’immeuble le plus élevé au monde) s’appelle Mohamed Alabbar. Le logo de sa société immobilièr­e Emaar s’affiche sur à peu près tous les buildings et toutes les grues qui se dressent là-bas à quelques encablures du désert. Conseiller du cheikh Al-Makhtoum qui règne sur Dubai, il sera l’un des sponsors principaux de l’Exposition universell­e Dubai 2020, il est aussi soutien financier de cette Vogue Fashion Experience et rien ici ne semble pouvoir se faire sans son accord. Son aisance détachée, son anglais châtié, son assurance tranquille devant la presse internatio­nale en disent peut-être plus long sur sa puissance que le détail de sa fortune estimée à plusieurs milliards de dollars. Devant la presse internatio­nale, il explique sans détour qu’il fait tout pour qu’ici à Dubai les clients soient reçus dans les meilleures conditions du monde. Que cette mégalopole ressemble à un croisement hybride entre une cité de « Star Wars » et Disneyland ne le perturbe pas une seconde. « Nous faisons tout ici pour que le consommate­ur soit heureux ; certes rien n’est encore totalement parfait, mais

n’oubliez pas que nous sommes allés vite. Mon père, par exemple, n’avait pas l’électricit­é et vivait encore sous une tente traditionn­elle. Bien sûr, nous n’avons pas l’histoire de Paris ou de Milan, mais ces villes ont plus de 1 000 ans ; Dubai, dans sa forme moderne, a à peine 40 ans. » A la question d’un journalist­e américain qui le titille sur un léger affaisseme­nt du cours de sa société il y a un peu plus d’un an, il garde le silence avant de répondre posément : « A mes yeux, les chiffres d’un trimestre boursier ne sont qu’un épiphénomè­ne ; ce qui m’intéresse, c’est de bâtir les bases

de Dubai telle que la ville sera dans cent ans. » Voilà pour le rapport au temps et l’ambition de cette cité des Emirats arabes unis qui attire comme un aimant les marques et les consommate­urs de luxe.

L’été dernier, Chanel y présentait sa collection croisière, sur une île située face à la skyline dentelée de la ville. 30% du chiffre de la haute couture se fait ici et les palais regorgent de garde-robes vertigineu­ses qui feraient pâlir les collection­neurs. Et à côté du Financial District, du Design District ou de l’Art District verra très rapidement le jour un Fashion District avec en son sein une école de mode et sans doute, dans un avenir proche, une fashion week tout à fait officielle, comme le sont celles de Paris, Londres ou Milan. « Je ne suis pas sûr que le monde ait besoin d’une autre capi

tale de la mode », explique Franca Sozzani, mais il passe ici 65 millions de personnes chaque année. Et parmi eux, une frange de clientes fortunées qui cherchent à se démarquer des marques les plus connues en s’habillant avec les créations de designers émergents. L’avantage de Dubai et de ses malls, c’est la possibilit­é pour un jeune couturier d'être vendu entre Marc Jacobs et Chanel. Cette exposition peut lui faire gagner un temps fou. Rheem al-Kanhal, la jeune créatrice de Riyad, n’en est pas encore là, mais elle a toute la rage nécessaire pour y arriver. « Je n’ai

pas peur, dit-elle, je suis “powerful” comme toutes les femmes quand elles s’engagent dans un combat. »

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 ??  ?? 1. Backstage des défilés de la Vogue Fashion Experience. 2. La Burj Khalifa. 3. Rheem al-Kanhal.
1. Backstage des défilés de la Vogue Fashion Experience. 2. La Burj Khalifa. 3. Rheem al-Kanhal.

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